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CHAPITRE 3 - INTERROGATOIRE

Arnaud Lambert, commissaire de police

Jeudi 06 octobre 2022

Cela faisait plusieurs jours qu’Arnaud Lambert, commissaire de police, interrogeait des jeunes du lycée Marie Curie. Ses collègues avaient pris la relève hier soir, pour le laisser souffler un peu, mais il était temps de reprendre tout ça, même si cette histoire l’ébranlait. En général, il parvenait à mettre ses émotions de côté. Sauf que, parfois, comme aujourd’hui, elles prenaient le dessus. Ce n’était pas la première fois qu’il recevait des jeunes suspectés de harceler l’un de leurs camarades, ni qu’il avait à traiter des problèmes relatifs aux réseaux sociaux – une véritable plaie ! –, mais jusqu’à présent, cela n’avait jamais concerné une ado qui s’était suicidée.
Suicidée.
Il n’osait pas imaginer ce qu’il ressentirait si cela avait été sa fille. En la déposant ce matin chez ses grands-parents, il avait tenté de se mettre à la place des parents de Manon. Ces parents, affligés et désespérés, qu’il avait rencontrés mardi dernier et qui affirmaient que leur fille était victime de harcèlement, à cause d’une vidéo qui circulait.
Arnaud releva la tête de son dossier. C’était le troisième élève qu’il recevait. En face de lui : la jeune Emy Morelle et sa mère. Il leur fit signe de s’asseoir avant de leur notifier la raison pour laquelle elles se trouvaient ici, même si elles devaient s’en douter.
— Mlle Morelle, pourriez-vous me dire pourquoi vous avez posté cette vidéo sur TikTok ?
Arnaud Lambert sortit son portable, chercha la vidéo en question, puis le posa devant Emy qui jeta à peine un coup d’œil, comme si cela ne l’intéressait pas.
Pourtant, en réalité, Emy n’en menait pas large. Elle ne savait juste pas quoi répondre et triturait un stylo, d’un air gêné. Si elle ne regardait pas la vidéo, ce n’était pas par désintérêt, mais parce qu’elle la connaissait. Elle l’avait vue des milliards de fois, puisque c’était elle qui l’avait filmée. Assise à côté d’elle, sa mère lui fit signe de répondre et la jeune fille déglutit avec difficulté.
— Comme d’hab, pour rire, pour faire le buzz quoi !
Ses cheveux crépus étaient relevés en un chignon négligé. Emy n’avait pas eu le temps de se changer, parce que sa mère l’avait traînée ici à la sortie des cours. Elle portait encore son jogging de sport.
— Vous savez qu’il est interdit de filmer et de diffuser une vidéo sans le consentement de la personne ? continua le policier.
— Ouais, mais elle était d’accord.
Emy se mordit la lèvre. En réalité, Manon n’avait jamais dit « oui », mais elle n’avait pas dit « non », non plus. Et puis, elle avait ri en voyant la vidéo et même mis un like et un smiley.
Sur l’écran, sa camarade écrivait son cours d’Histoire, et Azel lui prenait son cahier, avant de le secouer au-dessus d’elle. Quelques feuilles volantes tombaient sur le sol et on entendait le ricanement d’autres élèves, c’était juste ça. Rien de grave.
La vidéo durait à peine quelques secondes.
— C’était la première vidéo que tu postais ?
— Bah non, répondit Emy.
— C’était la première sur Manon ?
C’était peut-être la deuxième ou troisième. Emy ne s’en souvenait pas. Pour lui rafraîchir la mémoire, le policier fit défiler son feed, avant de tourner l’écran vers elle. Sur plusieurs vidéos, Manon se faisait embêter par Azel, mais aussi par Nico ou Loan, et elle n’était pas la seule à être prise en vidéo. Sur d’autres enregistrements, on voyait Théo, Anna, Nathan, Nahel, Mélodie, Nora. À peu près tous les élèves de la 1ère3. C’était juste pour s’amuser et faire le buzz. Tout le monde trouvait ça drôle au lycée.
— Manon a l’air d’avoir du succès, constata le policier. Elle a beaucoup de likes.
C’est vrai que les vidéos sur Manon marchaient bien. C’était la raison pour laquelle Emy avait continué de la filmer plus que les autres. Manon trouvait ça drôle, elle aussi. Quand ils en parlaient en cours, elle riait avec eux. Alors, qu’est-ce que sous-entendait le policier ?
— Vous avez beaucoup d’abonnés sur TikTok, releva-t-il. Vos vidéos cartonnent, on dirait.
Emy arqua un sourcil. Est-ce qu’il tentait d’imiter le langage des jeunes en employant le mot « cartonner » ? Si c’était le cas, c’était raté. La lycéenne n’avait rien à se reprocher, mais elle ne se sentait pas bien. Elle se mit à tapoter la table avec son stylo.
— Cette vidéo a plutôt bien fonctionné, continua le policier en désignant l’une d’entre elles. 50 000 vues, félicitations.
La jeune fille releva tout de suite l’ironie et sentit la colère monter.
— Ouais, ça amuse les gens, rétorqua Emy. C’est juste des petits défis.
— Mais votre amie Manon, était-elle d’accord pour participer ?
— C’était pas vraiment mon amie, alors…
Emy s’interrompit. Le policier resta à la fixer, dans l’attente qu’elle développe. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise et avait hâte de rentrer chez elle. Sa mère lui avait demandé de dire la vérité et c’était ce qu’elle faisait depuis tout à l’heure. Elle n’avait rien fait à Manon. Elle s’était contentée de filmer quelques défis lancés par Azel, rien de bien méchant, ou de prendre des photos. Manon traînait avec eux depuis la rentrée. C’était la nouvelle lubie d’Azel, ça lui arrivait souvent. C’était donc normal qu’elle se soit retrouvée sur des vidéos.
— Si ce n’était pas ton amie, pourquoi la filmais-tu ? relança le policier.
— Mais je ne filmais pas qu’elle ! s’énerva Emy.
— Calme-toi, la tempéra sa mère.
Le policier nota ce qu’elle venait de dire pendant que Mlle Morelle posait une main rassurante sur l’épaule de sa fille, pour l’apaiser.
— Monsieur, pourquoi on est là ? demanda-t-elle. C’est tragique ce qui est arrivé, mais ma fille n’a rien fait de mal.
— C’est ce que nous tâchons de savoir, justement, répondit le policier. Nous convoquons plusieurs élèves, pour tenter de comprendre ce qui est arrivé à Manon.
Il reporta son attention sur Emy et reprit :
— Donc, Manon n’était pas ton amie ?
Emy poussa un soupir.
— Non, c’était juste une fille de ma classe. Elle traînait avec nous parfois.
— Est-ce qu’elle avait d’autres amis ?
— J’sais pas, j’la connaissais pas trop. On se parlait pas vraiment.
La mère d’Emy posa sa main sur celle de sa fille, pour qu’elle cesse de taper sur la table avec son stylo. Le bruit l’agaçait. Le policier suivit son geste, prit quelques notes, puis reporta son regard sur la lycéenne.
— Quels sont les élèves qui font partie de ton groupe d’amis ?
— Je traîne surtout avec Nico, Loan, Kenzy et Azel.
— Mais Manon « traînait » parfois avec vous, c’est ce que tu as dit ?
— Ouais, mais c’était juste pour Azel, j’crois qu’elle était amoureuse de lui.
Croire était un euphémisme. Manon était carrément in-love d’Azel, son meilleur ami. Il aurait pu lui faire faire n’importe quoi, juste en échange d’un sourire.
— Ils sortaient ensemble ? demanda le policier.
— Non, c’était pas trop son genre, vous voyez.
Le policier arqua un sourcil et l’incita à continuer.
— Son genre ? répéta-t-il.
— Bah, c’est une intello.
— Et tu trouves que c’est une raison pour s’en prendre à elle ?
— Quoi ? Mais non, mais j’ai pas dit ça ! J’ai rien fait, moi. J’ai juste filmé quelques vidéos pour TikTok, OK ? Rien de méchant ! Manon était d’accord, ça la faisait rire.
— On ne dirait pas, pourtant.
Le policier pointa les vidéos, comme si Manon allait parler à travers l’écran pour leur donner son avis.
— Quelles étaient les relations entre Manon et ce garçon ? continua-t-il.
Du doigt, le policier lui désigna Azel, que l’on voyait en arrière-plan, en train de secouer le cahier de Manon. Son camarade ne faisait même pas semblant de se cacher. On reconnaissait très bien ses boucles blondes et son sourire malicieux. Azel s’amusait souvent à prendre les cahiers pour faire tomber les feuilles, les autres riaient toujours de ses pitreries et Manon le laissait faire en le dévorant des yeux.
— Ils s’entendaient bien, répondit-elle. J’vous l’ai dit, elle était amoureuse de lui.
Tout le monde était amoureux d’Azel, c’était l’un des mecs les plus canons du lycée. Sauf elle, parce qu’elle le connaissait depuis la maternelle et qu’il était un peu comme son frère.
— Tu ne penses pas que Manon pouvait souffrir de ce que vous lui faisiez subir ?
— Subir ? Mais on lui faisait rien subir ! Ça avait rien de méchant, c’est pour rire.
Qu’est-ce qu’il ne comprenait pas dans le mot « rire », franchement ? Les adultes étaient lourds. Ils n’arrêtaient pas de leur expliquer qu’ils s’amusaient, qu’ils se lançaient des défis et des blagues entre amis, et eux rendaient tout plus compliqué. À croire que le danger se cachait même dans des blagues !
— Peut-être qu’elle n’osait pas vous dire que ça la gênait ? proposa l’agent de police.
Dans ce cas, qu’est-ce qu’Emy pouvait y faire ? Elle ne lisait pas dans les pensées.
— Azel faisait ça à toutes les filles ? continua-t-il.
— Ouais, quasiment. Faut pas le prendre personnellement.
Manon était susceptible, voilà ce qu’Emy se disait. Elle manquait d’humour et c’était une hypocrite. Si ça ne lui plaisait pas, elle n’avait qu’à le dire, au lieu de rire. Mais elle était bien contente qu’Azel s’intéresse à elle, en réalité. D’autres avaient été filmés et ils ne s’en étaient pas offusqués. Il y en avait même qui étaient hyper fiers d’être sur son compte TikTok et de faire augmenter son nombre de vues et d’abonnés.
Plus l’interrogatoire durait, plus Emy se demandait ce qu’elle faisait là. Le policier allait-il enfin la lâcher pour qu’elle puisse rentrer chez elle ?
— Est-ce que tu sais pourquoi Manon a mis fin à ses jours ?
Emy arqua un sourcil, encore plus mal à l’aise. Non, elle ne le savait pas. Comment l’aurait-elle su ? Manon devait se sentir mal. Elle avait sûrement des problèmes chez elle. Si ça se trouvait, elle avait subi une agression ou un viol. Il n’y avait que les gens traumatisés par de gros trucs qui se suicidaient, non ? Et puis, quelle idée de faire ça au lycée ?
— J’sais pas. Elle devait pas être bien dans sa peau.
Manon se cachait toujours derrière des vêtements trop grands et ses cheveux bruns. Ils tombaient devant ses yeux surmontés d’une paire de lunettes, comme si elle voulait disparaître. Si ça se trouvait, elle n’allait pas bien depuis hyper longtemps et sa famille ne l’avait pas remarqué. Pourquoi tout de suite en déduire que c’était leur faute à eux ?
— Tu ne penses pas que votre comportement, à toi et à tes camarades, a pu pousser Manon à faire ça ?
Emy secoua la tête. Si Manon s’était suicidée à cause d’une simple vidéo, c’était quand même très bête. Toutefois, elle ne le dira pas au policier, parce qu’elle a peur qu’il la juge. Elle aussi a été choquée quand elle a appris ce que Manon avait fait. Les pompiers sont même venus au lycée et ont demandé aux élèves de rentrer chez eux. Le lendemain, quand elle a appris que Manon était morte et que c’était un suicide, elle n’a rien pu avaler de toute la journée.
Manon ne méritait pas de mourir, mais elle, Emy, ne mérite pas d’être accusée.
— As-tu déjà été témoin d’insultes ou de coups, envers Manon ?
— Non.
— Tu l’as traitée d’intello, tout à l’heure.
— Je l’ai pas traitée, j’ai juste dit que c’était une intello.
— Mais ce n’est pas un compliment, n’est-ce pas ?
Où voulait-il en venir ? Il écrivit encore quelques mots sur son carnet.
— J’ai une dernière question à te poser : est-ce que tu penses que Manon était victime de harcèlement ?
Emy fronça les sourcils. Le policier sous-entendait-il que c’était de sa faute à elle et son groupe d’amis ? Comme s’ils étaient les seuls à dire que c’était une intello ! Elle et Manon ne s’étaient jamais beaucoup parlé. Sa camarade n’était pas très intéressante, ni très sociable. Elle ne parlait que des cours ou de ses livres dans lesquelles elle se noyait. Elle s’enfermait au CDI à toutes les récrés. Dans la classe, elle était plutôt discrète et timide. Si elle s’était fait harceler, ce n’était sûrement pas par eux.
— Non, j’crois pas, affirma-t-elle.
Le policier hocha la tête et conclut l’entretien. Il leur indiqua, à elle et à sa mère, qu’ils seraient peut-être amenés à les revoir dans les jours à venir. Ils allaient recevoir d’autres élèves, mais aussi des enseignants, afin de mieux comprendre ce qui était arrivé.
Emy quitta le commissariat. Sa mère se dirigea vers la voiture, pressée d’aller faire les courses. Emy s’installa sur le siège passager et enclencha sa ceinture. Le silence s’installa dans l’habitacle, alors qu’elles roulaient. Pour faire passer le temps, la lycéenne tira son portable de sa poche et lança son application favorite.
Sa mère la regarda faire, démunie. Même si cette histoire était tragique et qu’elle compatissait avec la famille de cette jeune fille, elle n’aimait pas l’idée que sa fille soit accusée. Elle avait bien conscience du fait qu’Emy passait beaucoup de temps sur son portable, mais elle n’y connaissait rien à tous ces nouveaux outils. De plus, elle avait six enfants à la maison, et pas le temps de contrôler l’usage qu’ils faisaient de leurs téléphones. Elle avait déjà du mal à s’en sortir entre son travail et leur vie de famille, alors elle préférait éviter de se battre le soir en rentrant.
— Tu me jures que tu n’as rien fait à cette jeune fille ? s’assura-t-elle pour la dixième fois depuis qu’Emy avait été convoquée.
Sa fille leva les yeux au ciel, puis soupira en relevant le nez de son écran.
— Mais non ! Je te l’ai déjà dit. Sérieux, tu ne me crois pas ?
Sa mère ne savait pas quoi dire. Bien sûr qu’elle croyait sa fille, mais les jeunes d’aujourd’hui n’étaient pas toujours conscients de leurs actes. Elle ne voulait pas qu’Emy fasse la même bêtise que Manon, elle voulait la mettre en garde et la préserver. Elle tenta de le lui expliquer, mais sa fille avait déjà reporté son attention sur une nouvelle vidéo qui la fit rire. Mme Morelle cessa donc de parler et se plongea dans ses pensées.
C’était vraiment terrible, ce qu’il s’était passé, mais ça arrivait tous les jours que des enfants se fassent chahuter et insulter à l’école. Elle aussi, quand elle était jeune, elle avait dû supporter quelques mauvaises blagues. C’était normal, ça faisait partie de l’apprentissage, c’était comme ça qu’on grandissait.
— Tu me le dirais, si tu ne te sentais pas bien, pas vrai ? demanda-t-elle.
Emy poussa un énième soupir.
— J’suis pas comme Manon, j’vais pas me suicider pour quelques blagues.
Sa mère hocha la tête, rassurée. Emy était bien dans ses baskets, tout allait parfaitement chez eux. Cette jeune fille, Manon, devait avoir des problèmes, ce n’était sûrement pas dû qu’à l’école. Peut-être avait-elle des soucis dans sa famille, et la police ne leur avait pas dit.
Voilà, c’était sûrement ça.

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