top of page
Couverture livre 3D

La Dernière Porte

Prologue - Le douzième corbeau

« Nous sommes haïs juste parce que nous existons. Comment peut-on justifier pareille chose ? Nous n’avons pas choisi notre sang. Nous n’avons pas choisi nos “dons”. Ne peut-on espérer un peu de dignité de la part de nos accusateurs ? »
Jehan Remnis, professeur au Manasir mineur d’Oronthe, mis en jugement après « l’Accident du marché ».

« On ne traite pas un fruit pourri avec de la dignité. On le jette aux ordures. Dans votre cas, un bûcher conviendra tout aussi bien. »
Haut-Juge Loyauté de l’Église du Tribunal, avant de condamner les responsables désignés de « l’Accident du marché » à la peine capitale.


Personne ne savait quand la forteresse de Golconde avait été construite, mais tous connaissaient sa sinistre légende. Il y a plus de cinq mille noirsoirs, si les anciennes sagas disent vrai, le Tyran, dont le nom s’est perdu dans les méandres de l’histoire, en avait fait son antre. Sigir le Preux avait mis fin à son règne de terreur en lui tranchant la tête et en occupant le fort. On dit que c’est le sang du vaincu qui forma le lac qui entoure encore aujourd’hui le lieu de sa défaite. Sigir fonda le Premier Empire et fit de l’antique Golconde sa capitale. Mais si l’on en croit les bardes, l’esprit du Tyran, trop empli de haine pour disparaître, tourmenta la descendance de Sigir durant des centaines d’années, jusqu’à pousser l’empereur Eolmir, dit le Fou, à brûler la forteresse. Toute la famille impériale fut réduite en cendre avec leurs possessions, mais les murs de Golconde tinrent bon. C’est pour cela, disent les sagas, qu’ils sont noirs comme de la suie, car incrustés du charbon des morts. Depuis ce jour, tous évitent la forteresse insulaire. C’est du moins ce que raconte la légende.
Car aujourd’hui les vivants profanent à nouveau les murs de Golconde-la-Maudite.

*

— Trop longtemps nous avons souffert. Trop longtemps nous avons été persécutés. Il suffit !
La voix puissante de l’Archmagos retentissait dans le vaste hall aux murs noirs. Vanna Dorian ne pouvait s’empêcher de ressentir un véritable bouillonnement d’émotions face au discours enflammé de Kamrius. Ce dernier prononçait des paroles simples et maintes fois entendues, mais avec une telle conviction qu’elles frappaient presque littéralement le cœur des auditeurs. La jeune magos tenta de regagner la maîtrise sur ses humeurs en contrôlant sa respiration. Les hommes et femmes qui l’entouraient paraissaient comme hypnotisés par le vieil homme, qui se promenait parmi eux en déclamant avec passion. Car Kamrius Detser n’avait point besoin d’estrade pour être le centre de toutes les attentions.
— Comment osent-ils juger leurs supérieurs ?! Car, mes chers frères et sœurs, voilà ce que nous sommes ! Le futur de la jeune race des hommes ! Mais certains nous considèrent comme inhumains, trop différents… Ils ont peur. Peur de nous. Peur du futur.
Vanna sentit sa gorge se serrer. Les paroles de Kamrius résonnaient en elle. En tant qu’être doué de magie, elle avait bien entendu fait les frais de la discrimination de la part de la vaste majorité de la population, pour qui le mana était au mieux une puissance à éviter, et au pire une force maléfique à éradiquer.
Ce qui est différent sera toujours perçu comme un danger potentiel, pensa Vanna.
Elle reporta son attention sur celui que l’on nommait le Sorcier écarlate, par sa robe rouge et son penchant pour la magie du feu. Ce dernier semblait d’ailleurs animé par une flamme intérieure, sa passion se propageant à l’auditoire tel un incendie à une brousse.
— La peur est un sentiment bien compréhensible. Mais justifie-t-elle le massacre des nôtres ? Les martyrs de Nostrann et d’Oronthe seraient-ils heureux de savoir que leur mort rassura les habitants de ces cités ? Seraient-ils satisfaits d’apprendre que les insectes qui les menèrent au bûcher purent dormir sur leurs deux oreilles, sachant que leur monde ne changerait pas, que tout resterait à sa place, que la force impie appelée Magie n’entacherait plus leur quotidien et n’hanterait plus leurs rêves ?
Un sentiment d’injustice, de rage et de deuil sembla envelopper la foule. Vanna se sentit comme happée par l’humeur collective. Chaque mot de l’Archmagos paraissait jouer avec les cordes de son âme. S’agissait-il d’un don oratoire inné ou d’une quelconque magie ? La jeune rousse pensa aux récents massacres qui avaient parsemé le nord de l’Empire. De très nombreux magos avaient péri, hommes, femmes et enfants. Vanna ne put s’empêcher de serrer les poings de colère.
— Bien sûr que non. Si leurs cendres pouvaient parler, ils hurleraient vengeance ! Et ils seront vengés.
Kamrius prononça presque silencieusement les derniers mots, comme une sombre prière. Son regard pourtant lumineux sembla s’obscurcir notablement. L’Archmagos prit un air resigné avant de continuer :
— C’est la seule solution. Les Affiliés, ces esclaves inconscients de l’être, voudraient nous faire croire que l’avenir réside dans la collaboration, dans la soumission. Il n’existe pas idée plus fausse et plus fatale que celle-ci.
Son ton avait gentiment baissé, comme s’il échangeait sa robe d’orateur pour celle de pédagogue, avant de s’enflammer à nouveau. Vanna tressaillit face à sa véhémence.
— Qui peut se proclamer libre et préférer la servilité au règne ? Qui ose prétendre aimer ses frères et sœurs magos et cautionner les humiliations, les pogroms et les lobotomies de nos semblables ? Ensemble nous avons le pouvoir, et ensemble nous régnerons ! Celui qui s’oppose à nous est un traître, un ennemi, et mérite la mort.
Kamrius s’interrompit et observa la foule, jaugeant chacun des adeptes. Un mélange de colère froide et de détermination parcourut son visage parfaitement rasé, avant de faire place à un sourire d’autodérision qui accentua ses nombreuses rides, lui donnant un air de grand-père bienveillant.
— Mais je m’emporte. Vous connaissez tous par cœur ma diatribe, et nous partageons tous le même rêve, sinon vous ne seriez pas ici.
Vanna eut l’impression que le regard azur de Kamrius se concentra sur elle au terme de cette dernière phrase. L’espace d’un instant, elle sembla y apercevoir du regret. Vanna s’empressa de baisser ses yeux émeraude, comme si le Sorcier écarlate pouvait juger son âme en y pénétrant. L’Archmagos détourna cependant rapidement son attention de l’adepte en continuant son discours.
— Je ne vous ai pas convoqués ici pour m’entendre rabâcher les mêmes discours, contrairement aux apparences.
Les magos assemblés échangèrent des sourires entendus. Kamrius soupira longuement avant de prendre un air serein :
— J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Il est temps d’avancer nos pièces sur l’échiquier. Nos alliés sont prêts. Nos opérateurs vont recevoir de nouveaux ordres. Et surtout, le code a été déchiffré.
À la suite de cette dernière annonce, un long murmure parcourut la foule des adeptes. Vanna sentit un froid glacial lui étreindre l’estomac. C’était trop tôt. Beaucoup trop tôt. Le décodage aurait dû durer des années, voire être impossible à achever. Personne n’était prêt à faire face à un tel événement. La jeune femme était comme pétrifiée, mais parvint tout de même à afficher un sourire béat de façade quand l’étonnement céda place à la joie au sein de la foule. Tous regardèrent avec excitation l’Archmagos, lequel affichait maintenant un large sourire.
— Mes chères sœurs, mes chers frères, il est temps d’ouvrir la Porte.

*

Vanna marcha vers son appartement, malgré son envie de courir. L’adepte affichait un sourire empreint d’excitation, véritable masque recouvrant son stress et son angoisse. Elle atteignit finalement son sanctuaire sans croiser personne et ferma la lourde porte en chêne derrière elle, avant de libérer un immense soupir. Son appartement se composait de plusieurs petites pièces, toutes très spartiates dans leur ameublement. Il s’agissait cependant d’un grand luxe comparé au logement de la masse des autres adeptes. Une véritable marque de confiance de la part du Sorcier écarlate.
Confiance qu’elle s’apprêtait à trahir à nouveau, au péril de sa vie.
Vanna inspira profondément, afin de rétablir son calme intérieur, ou du moins d’en rétablir l’illusion extérieure. La mission avant tout.
Jusqu’ici, tout va bien.
Elle s’approchait de son bureau quand elle sentit une présence derrière elle. Vanna fit monter une vague d’énergie dans son poing droit et se retourna, prête à frapper.
— Servir ? proposa Borg d’une voix dénuée d’émotions, la fixant d’un regard éteint.
La jeune femme sentit un nouveau soulagement l’envahir, bien plus puissant qu’auparavant. Elle retint des larmes, tant l’ascenseur émotionnel dans lequel ses dernières heures l’avaient poussée était bouleversant et épuisant.
Reprends-toi Vanna, tu es une battante, tu es une puissante magos. La mission est bientôt terminée, tout va bien se passer.
— Non merci, Borg. Merci pour ta dévotion, tu peux disposer.
L’étrange homme au crâne rasé orné d’une large cicatrice s’inclina avant de quitter la pièce. Borg était un maga, un magos estimé dangereux et lobotomisé par le Tribunal, afin d’en faire un esclave parfaitement obéissant.
Comment ai-je pu oublier sa présence ? Ma pauvre, reprends-toi, bon sang !
Vanna Dorian, en tant que membre de talent des fidèles du Sorcier écarlate, avait droit, en plus de son appartement personnel au sein de la forteresse des renégats, à son propre attendant. Kamrius, à la tête de ceux qui se nomment les Affranchis, avait fait vœu de libérer tous les maga, et de rendre leur existence le plus paisible possible.
Mais finalement nous les employons aussi comme serviteurs, car il n’y a plus que ça qu’ils puissent faire après l’opération… Ils passent simplement d’un maître à l’autre… Pour des êtres sans émotion, sans sentiments, est-ce vraiment important ?
Quant à l’autre aspect de la promesse de Kamrius, soit arrêter les atrocités du Tribunal et ne plus jamais soumettre un magos à un tel traitement, Vanna ne pouvait qu’être d’accord. Ce n’était que l’un des nombreux points sur lesquels elle rejoignait la philosophie des Affranchis. Parfois la jeune adepte se demandait si elle avait réellement choisi le « bon » camp. Et c’est là que surgissait toujours le visage d’Elianne.
La vie des magos dans l’Empire n’avait rien de facile, surtout dans les provinces du nord-ouest où les derniers incidents et rébellions ne facilitaient pas la paix sociale. Celle de Vanna Dorian n’échappait pas à la règle, bien qu’elle fût moins violente et bien plus longue que la plupart. Première-née d’une famille aristocratique relativement conservatrice, la jeune fille fut rapidement confrontée à la haine et à la peur de ses semblables. Ses dons, manifestés très tôt, semblaient plus proches d’une malédiction aux yeux de ses parents. Ils ne furent pas cruels avec elle, mais se distancèrent rapidement, brisant son cœur de jeune enfant. Mais Elianne, sa sœur cadette, ne manifesta qu’affection et admiration pour son aînée, et l’entrée de Vanna au Manasir impérial, à l’aube de ses seize ans, engendra une douloureuse séparation. C’est là que la jeune rousse attira l’attention de l’Archmagos Caledonia, qui vit en elle un atout inestimable pour sa cause.
Et c’est du fait de cette rencontre que, bien des années plus tard, l’agent impérial Dorian se retrouvait infiltré sur l’île de Golconde, au milieu du culte de magos séparatistes le plus puissant de cet âge : les Affranchis. Et si Kamrius disait vrai, si le code avait véritablement été déchiffré, ils étaient terriblement plus dangereux que prévu.
De longues traînées de sueur assombrissaient la tunique blanche de Vanna, alors qu’elle concentrait tout son mana pour créer un message mental aussi discret qu’endurant. Comme les onze précédents, elle lui donna la forme d’un corbeau, afin de faciliter sa création. Il apparaissait sous cette forme seulement dans l’esprit de Vanna, et volerait, si l’on ose utiliser ce terme pour une transmission métaphysique d’un tel genre, à tire-d’aile en direction de la capitale de l’Empire, Étrurion, jusque dans les bras de l’Archmagos Caledonia. Elle seule pourra lire le message encrypté, mais sera dans l’incapacité de répondre ou de confirmer la réception à cause du bouclier psychique crée par les Affranchis autour de leur forteresse insulaire. Vanna était cependant certaine que ses messages étaient passés inaperçus.
Le fait qu’elle respirait encore en était la preuve la plus éclatante.
Kamrius avait beau s’exclamer vouloir réunir tous les magos dans un but commun, il restait impitoyable avec ceux qu’il considérait comme des traîtres, sorciers ou non, et ne s’en cachait pas. Vanna termina sa missive, et le corbeau métaphysique s’envola par la petite fenêtre qui donnait sur le mal-nommé lac Sanguin, dont la surface bleu sombre était éclairée par une pleine lune insistante. La jeune femme aux boucles rousses, soulagée d’un grand fardeau, s’affaissa sur le banc de pierre adjacent à la fenêtre. Un sinistre pressentiment lui ordonnait de mettre un terme à la mission et de fuir le plus vite possible Golconde, pour se préparer avec ses êtres aimés aux terribles événements qui suivraient inévitablement l’Ouverture. Mais son sens du devoir était trop fort pour céder à la peur et au désir de revoir les siens. De revoir Elianne.
— Bonne nuit, Borg, souhaita-t-elle au maga d’un ton bienveillant, en passant la tête par l’entrée de la cuisine, où le serviteur était « en attente », pauvre substitut au sommeil dont il était privé.
— Bonne nuit, maîtresse. C’est un honneur de vous servir.
Sa dernière phrase interpella la jeune femme. C’était une formulation extrêmement longue et surtout bien trop sentimentale pour un être lobotomisé. Était-ce un vestige de celui qu’il avait été, ou une simple platitude créée par sa reprogrammation mentale ? Peu importait à présent. Exténuée, Vanna se dirigea dans sa chambre à coucher. Tout était, comme à l’habitude, parfaitement propre et bien rangé, Borg étant d’une grande méticulosité, comme tout maga.
Cependant sa couverture était bombée, comme si quelque chose était caché dessous.
Vanna se rapprocha et une sensation glaciale se posa sur sa nuque. Du sang semblait tacher le textile par-dessous. Inspirant profondément, et avec un graduel et horrible sentiment de compréhension, la jeune femme retira brutalement la couverture. Quand ce fut fait, elle ne put retenir un cri d’horreur.
Onze cadavres de corbeaux décapités.
— Un peu théâtral, je l’avoue.
Vanna se retourna violement en érigeant de puissantes barrières psychiques dans son esprit.
— Mais je n’ai pas voulu m’en empêcher, lui sourit Kamrius.
L’adepte chercha des mots, mais ne les trouva pas. Devant elle se tenait le Sorcier écarlate, toujours vêtu de sa célèbre robe éponyme. Elle ne l’avait même pas senti rentrer. Derrière cette apparence de gentil vieillard se tenait un véritable monstre de puissance.
— Je sais, bien sûr, que ce ne sont pas de véritables corbeaux que tu envoies à cette chère Caledonia, mais je trouve touchant que ton esprit s’emploie à donner des formes familières à des choses qui n’en ont pas. Et j’ai moi-même préféré utiliser de vrais êtres de chair et de sang pour te surprendre. Comme quoi, nous restons tous humains.
La jeune femme se sentit comme bafouée, violée dans son intimidé. Elle n’aurait jamais pensé que le Sorcier écarlate fût capable de s’introduire ainsi dans ses pensées, sans même laisser une trace psychique. Sa mission était vouée à l’échec dès le départ.
— Il manque le douzième, bien sûr. Ah, ma petite Vanna, croyais-tu vraiment que je pourrais laisser des messages psychiques d’une petite fouineuse telle que toi fuiter jusqu’à mes ennemis ? Nos ennemis ?
Des larmes de rage et de désespoir commencèrent à couler le long des joues de l’adepte. Elianne… À cet instant, Vanna sut qu’elle ne la reverrait jamais.
— Car ce sont tes ennemis à toi aussi, même si tu ne t’en rends pas compte. Mais bref, assez parlé. J’avais de l’espoir pour toi, Vanna Dorian, espoir que tu voies les erreurs de ton chemin, que tu nous rejoignes réellement. Mais je t’ai donné assez de chances. Onze, pour être précis.
Une trop grande bouche, voilà ton défaut ô, grand Kamrius.
Pendant qu’il palabrait, Vanna avait amassé une grande quantité de mana dans son poing droit, le modelant en l’énergie sismique qu’elle maîtrisait si bien. Elle aurait voulu débattre, expliquer en hurlant que c’était lui qui se trompait, que les magos étaient trop peu nombreux pour tenter de dominer l’humanité entière, qu’une telle tentative conduirait à leur extinction, qu’une grande partie des non-magos les acceptaient ou seraient prêts à le faire s’ils collaboraient, qu’ouvrir les Portes et déchaîner les enfers n’aboutirait qu’à la fin de toute vie. Mais Vanna savait bien qu’une telle tentative serait vaine. La conviction de Kamrius ne serait jamais ébranlée. La jeune espionne pensa une dernière fois à Elianne et se prépara à fracasser les fondations de Golconde et à emporter les Affranchis avec elle dans la mort. Alors qu’une dernière larme perlait du coin de son œil émeraude, Vanna frappa le sol.
Kamrius Detser claqua des doigts et une vague de chaleur ardente enveloppa l’adepte. Elle n’eut ni le temps de crier ni le temps d’accomplir son ultime sacrifice. En l’espace d’un instant, l’espionne impériale Vanna Dorian passa d’une belle jeune femme rousse à un tas de cendres au sol.
— Quel gâchis ! Une si noble âme gaspillée au nom de rien. Tant pis. Serviteur, nettoie-moi ça. Merci pour ta dévotion. Bonne soirée, Vanna Dorian.

*

Gabriel Lucsansor s’ennuyait profondément. Le jeune Affranchi était de garde à la porte ouest de Golconde. Pour garder quoi ? s’était-il déjà demandé cent fois. L’île était triplement protégée. Une illusion de haut niveau faisait passer la forteresse, pourtant bien fonctionnelle, pour un tas de ruines décrépites. Dans le cas où des intrus trop curieux tenteraient tout de même d’explorer les environs, un champ de force les empêchait de pénétrer le périmètre et sonnait l’alarme dans l’esprit de chacun des magos présents. Mais cela ne suffisait apparemment pas pour le Sorcier écarlate et les adeptes de haut niveau. Gabriel et quelques-uns des membres les moins importants du groupe constituaient la troisième protection. Celle contre ceux qui souhaitaient quitter la forteresse sans s’annoncer. Celle contre les traîtres.
Mais, se dit Gabriel, quel magos sain d’esprit voudrait quitter Golconde et le rêve de Kamrius, surtout à une heure si proche de la victoire finale ?
Il avait même peine à croire que des sorciers sains d’esprit travaillaient encore avec cette folle de Caledonia et son groupe de traîtres Affiliés.
Mais bon, même dans une société aussi égalitariste que la nôtre, il faut toujours un couillon comme moi pour obéir et faire la garde. Mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas m’amuser !
Gabriel sortit un petit tube en verre, sa possession la plus précieuse, et y fourra des herbes médicinales bien sélectionnées. Séparées, elles servaient à soigner divers maux. Ensemble, elles permettaient de s’évader. Une évasion bien plus puissante pour un être touché par le mana. Gabriel alluma le bout de l’objet d’un claquement de doigts, créant une étincelle grâce à ses talents de pyrocaste.
Grâce à ces plantes, il oubliait temporairement les visages de ses amis, abandonnés aux flammes du bûcher alors qu’il se cachait lâchement sous un chariot. Il parvenait même parfois à dormir sans entendre leurs cris. Heureusement, ces herbes n’étaient pas rares dans les stocks médicinaux de Golconde, et les autres magos fermaient les yeux sur son addiction – nombreux étant celles et ceux qui la partageaient.
Tout occupé à tirer sur son tube, il n’entendit pas l’homme qui s’approchait lentement derrière lui, pas plus qu’il ne sentit sa lame avant qu’elle ne lui tranche brutalement la gorge.
Les yeux du magos mourant furent emplis d’une grande incompréhension quand, aux portes de la mort il aperçut le visage de son assassin.
C’est tout bonnement impossible, ils ne ressentent rien, ils ne peuvent…
Gabriel Lucsansor n’était plus.
Borg, de son vrai nom Evander, détourna son regard froid du corps du jeune homme blond à ses pieds.
« L’émotion est l’ennemie du guerrier », comme le disait le code de son ordre. Mais cela ne l’avait pas empêché de ressentir un difficile sentiment de honte quand il avait ramassé les cendres de la courageuse Vanna Dorian.
Le guerrier considère sa mission avant tout. Et je n’aurais pas pu la sauver de toute manière.
Piètre consolation. Le faux maga traversa rapidement la porte ouest et couru en direction du lac. L’alerte serait probablement sonnée sous peu, mais Evander aurait déjà fui depuis longtemps. Le Conseil dirigeant de l’Empire devait à tout prix être informé des terribles agissements de Kamrius. Golconde devait être rasée et les magos renégats mis à mort le plus rapidement possible. En plongeant dans l’eau glaciale du lac, l’espion impérial se demanda s’il n’aurait pas dû tenter d’assassiner le Sorcier écarlate avant qu’il ne tue Vanna Dorian. Mais au fond de lui, il savait qu’il n’aurait pas réussi.
L’Archmagos était bien trop puissant.
Evander le savait pertinemment. Seule son étrange et rare condition de Vormir, être rejetant tout mana et lui permettant de se faire passer pour un maga, lui avait sauvé la vie. La facilité avec laquelle Kamrius avait percé les secrets de Vanna en témoignait de la plus cruelle des façons. Éclatant la surface du lac Sanguin après avoir pris une bouffée d’air vorace, Evander se jura que le sacrifice de la jeune femme ne serait pas vain.
Il serait son douzième corbeau.

bottom of page