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UN

Clac. Clap de fin. En boîte. Il m’y mettait tellement souvent. Qui aurait cru que ce serait à mon signal que les discrets préposés des pompes funèbres scelleraient son cercueil ? Au moins une chose qu’il m’aura laissé décider en son nom. Ce petit pouvoir. Juste ce qu’il faut pour supporter sans ciller les dizaines de regards qui s’attardent un peu trop sur moi. Et ce murmure de fond. Tout aussi imperceptible qu’inévitable. Ces lettres maugréées, ravalées, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul son. Guttural. Cette succession de r que je devine dans les gorges de l’assemblée. Comme des gamins en train de mimer un rugissement. Le lion est mort ce soir. Et l’assistance n’est que coups de coude et susurrements :
— Regarde… C’est son frère.
— Son frère ?
— Il avait un frère ?
— Un frère ?
— … rère
— … r… r
— … r…
Des « r » à l’unisson, qui s’élèvent vers la nef. Ave Maria, Marcus est tout à toi. Curiosité, réprobation, ou miséricorde, je m’en fous et j’ai du mal à réprimer un demi-sourire moqueur, lorsque je remonte l’allée.
Je n’ai même pas eu à prétexter une quelconque douleur pour m’affranchir du port du cercueil. D’autres crevaient de s’en charger.
Il ne me reste qu’à suivre la grosse boîte, trois pas en arrière.
Je mets mes mains dans mes poches. Pas simplement parce que je ne sais pas quoi en faire. Mais, car ma mère m’aurait tué pour cette désinvolture. Dommage, maman. De notre toxique trinité, je serai le dernier. Pire encore. Je ne ferai pas le moindre effort pour comprendre ce qui a bien pu lui arriver. Et de là où tu es, évite de me traiter de petit ingrat. Ce serait malvenu de ta part.


— Non.
D’un plissement de nez, l’homme rehausse ses lunettes cerclées et me fixe avec ses yeux de myope tout embués des huit heures d’écran qu’il vient de s’enfiler.
— Monsieur Salinger… Je ne puis qu’imaginer votre…
Le pauvre. S’il savait sur quel bouton il vient d’appuyer. Sa probable migraine ne va pas s’arranger.
— Merci de prononcer SA-LINE-GEUR, Monsieur le Notaire. Il n’y a bien que mon frère qui franchouillisait ça comme tout le reste. SA-LIN-GÉ !? À part dans la bouche des commentateurs de hockey de Tadoussac et dans la sienne, je n’ai jamais entendu ça. Vous avez déjà été à Tadoussac, Monsieur le Notaire ? Peut-être pour voir les baleines avec votre femme ?
— Non, Monsieur Salinger, me répond-il du tac au tac en ajustant sa prononciation. Ma femme n’aime pas les baleines et moi devoir être incorrect avec un jeune homme incapable d’exprimer sa peine autrement qu’en se montrant désagréable.
Un point pour lui. Je pensais qu’il deviendrait tout rouge en tentant de se confondre en excuses. Mais Monsieur Touraine, le notaire de mon défunt frère, n’est pas le perdreau de l’année.
— Je n’ai pas de peine. Je vous remercie de m’avoir lu les dispositions testamentaires de mon frère. Mais, c’est non, c’est tout.
— Merci pour cette mise au point. Je vais donc pouvoir compter sur votre bon sens. Si vous m’aviez répondu « Je ne suis pas désagréable. C’est non, c’est tout. », j’aurais été obligé de vous traiter de menteur. Et dans un office notarial, ça la fiche mal, ajoute-t-il en déposant ses lunettes sur le bureau avant de se frotter vigoureusement les yeux.
— Vous devriez mettre un peu de collyre pour hydrater tout ça.
— Merci pour ce conseil, c’est sans doute vrai. Ça ne vous manque pas de ne plus travailler chez cet opticien ? Cela fait trois mois que vous êtes parti, c’est bien ça ?
Décidément, cet homme est étonnant.
— Quatre, Monsieur Touraine. Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas parti, on m’a plutôt poussé vers la sortie, et à raison. Je n’ai pas le self-control de Marcus et je ne peux décemment pas blâmer mon patron de m’avoir viré pour ça. J’aurais fait la même chose à sa place. Mais tout ça n’y change rien. C’est non, c’est tout.
— J’ai bien compris que vous étiez attaché à votre nom, Monsieur Salinger. Pourquoi ne verriez-vous pas le fait de reprendre son entreprise dans cette logique ? Une continuité en somme. Une entreprise ; un nom ; un prénom qui succède à un autre.
À peine a-t-il prononcé cette phrase, que je le vois s’en mordre les doigts. Un peu plus et je penserais que chacun de ses mots était parfaitement pesé.
— Un prénom qui succède à un autre ? Soupe au lait comme je me donne à voir, vous imaginiez bien que ça ne passerait pas. Après tout, un prénom, qu’est-ce que c’est de nos jours ? On en change comme de chemise, hein ?
Monsieur Touraine lâche un soupir et me gratifie d’un sourire bienveillant :
— La situation est délicate. Mais pensez-y. Si cela nous permet de régler la succession, le deal ne me semble pas mauvais.
— Il ne fait que me rendre ce qui m’appartient, c’est ça ?
— En un sens, oui… Une…
— Une sorte de viager, Monsieur Touraine. On peut le dire comme ça. Merci, mais non merci. Je ne veux pas de ses restes.
Il jette un nouveau coup d’œil à sa pendule de bureau, puis me tend un petit paquet.
— Votre frère m’avait chargé de vous donner ça. S’il lui arrivait quelque chose et que vous n’acceptiez pas d’emblée les conditions du legs. Situation qu’il avait bien sûr envisagée, au moins dans sa deuxième partie. Je me dois d’être honnête et de vous signifier que nous sommes ici hors du cadre de la succession. J’ai accepté par amitié pour votre frère, il m’avait dit s’agir d’un objet sans valeur aucune. Et puis, au vu de mon grand âge, je ne m’attendais pas à me charger un jour de sa succession…
Par amitié. Je rêve. Nul besoin de sous-titrer mon expression non verbale pour qu’il comprenne. Qui de lui ou de mon frère se fout le plus de ma tronche ? Quand je pense que ce parfait inconnu est au courant du tour de passe-passe de ma mère. D’un même mouvement, j’attrape le paquet entouré de papier kraft et me lève pour me diriger vers la porte.
— Monsieur Salinger, conclut le notaire. On se voit lundi. Juste avant que vous repartiez, si j’ai bien saisi votre emploi du temps. 18 h 30. Le rendez-vous est calé. Que vous veniez ou non. Et d’ici là, il ne vous coûte rien d’ouvrir cette boîte.
Je gratifie Monsieur Touraine d’un geste de la main, sans même me retourner. Hors de question de me jeter sur sa pochette surprise. Je suis venu pour vérifier que le cercueil était bien scellé, pas pour ouvrir la boîte de Pandore.


Cinq shots de rhum pour vingt-six tentatives d’extorsion. À croire que ce soir il n’abandonnera pas. J’aurais mieux fait de planquer cette boîte au lieu de lui en parler après ma visite chez le notaire.
Je pensais franchement n’avoir rien à craindre. Mon fidèle ami Léon n’est pas du genre à se soucier d’une quelconque histoire de possessions matérielles. Mais c’était sans compter son goût immodéré pour l’aventure. Lorsque je mentionne Touraine et son pathétique colis, il me regarde comme si je venais de lui décrire un loup de mer qui nous conduirait au plus grand cimetière de vaisseaux pirates de l’hémisphère Nord.
— Allez, quoi, t’as pas envie de savoir ? me tanne-t-il une vingt-septième fois. Mince, tu me dois bien ça, non ? Tu me trimballes ici pour m’exhiber, histoire de mortifier tout le monde, et je ne devrais rien retirer de ces vacances chez les bouseux ?
— C’était un enterrement, Léon. Le caractère mortifère faisait partie du forfait de base. Avec ou sans tes talons.
— C’est bien ce que je te dis. Tu es tout fier d’avoir enterré ton frère au bras du seul de tes amis capable de remonter la nef en talons de douze. Si j’avais eu le temps, j’aurais trouvé une crinoline.
Je l’interromps avec emphase, en levant mon verre à sa santé :
— Longue vie à la crinoline et au corset ! Tu étais parfait, comme en toutes circonstances.
— Pas au point de reconnaître que je suis l’homme de ta vie ?
Voilà qui me donne l’occasion de l’attendrir et de faire taire sa nouvelle obsession pour cette boîte.
— Assurément, Léon, tu es l’homme de ma vie, mais Dieu merci pour toi, je ne suis pas celui de la tienne. Mon frère désormais dans sa petite boite bien à lui, comme ma mère il y a tout juste un an, tu es l’être vivant que je connais depuis le plus longtemps sur cette planète. Certes. Mais j’attends avec impatience le jour où je le rencontrerai. L’homme de ta vie, le vrai.
Léon fait mine d’écraser une larmichette, sans pour autant lâcher le morceau. Quelle plaie.
— Mais si justement il allait avec cette boîte ?
— Tu es ouvert d’esprit, je sais bien. Mais crois-moi, Monsieur Touraine n’a rien d’un jeune premier.
— Arrête un peu de jouer les rabat-joie, s’emballe-t-il. Je ne te parle pas du vieux notaire, mais de tous les secrets que renferme cette boîte ! Cette existence parallèle dans laquelle tu vas plonger grâce à ton frère. Et m’y emmener ! Enfin, mince et remince ! Si tu m’as traîné ici, ce n’est pas pour que j’exhibe mon charisme de fou à tous ces cons. C’est parce que ta vie, et la mienne par la même occasion, vont changer. Avec cette boîte, juste là. Regarde-la bien, moi je suis sûr. J’ai le flash, Tobias, j’ai le flash !
Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Ce fameux flash. Cet enthousiasme de doux dingue. Pour tout, et surtout n’importe quoi. Pour le jour où il m’a persuadé que le nouveau voisin ne pouvait être que mon père biologique : parce qu’on avait le même regard de husky. Pour celui où il m’a demandé le plus sérieusement du monde si ma mère n’était pas un agent dormant de la DGSE, mimant à la perfection depuis des années la folie furieuse pour ne pas griller sa couverture. Pour tous ceux où l’inconnue du train, du restoroute, du pressing, ou du primeur du coin, deviendrait la femme de ma vie.
Toutes ces fois, où on s’est pris la porte en pleine tronche et où il s’est retourné avec un grand sourire, en me lançant :
— Ce sera la prochaine. Cette fois, les statistiques sont avec nous. Les chiffres ne peuvent pas mentir. C’est ça le flash, Tobias !
Mais le flash n’est rien de tout ça. Il n’est rien d’autre que cette fraction de seconde où, aveuglé par son optimisme délirant et l’amour inconsidéré qu’il me porte, je finis par relâcher ma garde. Ce moment où, comme ce soir, il en profite pour se jeter sur le paquet du notaire, non pas pour me l’arracher, mais pour me le tendre et m’enjoindre de l’ouvrir. Et comme à chaque fois, je lui réponds en signe de reddition :
— Léon, tête de con. Arrête avec ton flash ou c’est moi qui me fâche. Y a que nous ici et personne d’assez dingue pour se préoccuper de nos petites carcasses. Regarde bien ce paquet, je vais l’ouvrir, et dedans, y aura que dalle. Mon frère ne m’a jamais rien filé depuis des années, je vois pas pourquoi ça commencerait aujourd’hui.
Mais à peine ai-je terminé ma phrase, que le premier centimètre qui se dévoile sous le papier est un puissant démenti. Le coin droit légèrement enfoncé, ce volume et ce poids qui auraient pu me servir d’étalon pour n’importe quelle mesure et qui ne sont pourtant plus tout à fait les mêmes dans mes mains d’adulte. Ma première et plus insignifiante possession. Une machine à voyager dans le temps. Une boîte à chaussure d’enfant décorée comme une maison, avec ses quatre façades, le couvercle en forme de toit, et les pans intérieurs sur lesquels étaient agencées et dessinées toutes les pièces, jusqu’à la baignoire et la gazinière. Huit faces de carton pour une bulle de liberté. Avec un prénom au-dessous. Une boîte de sept lieues dans laquelle il suffisait que je glisse ma main et y récupère une coquille de noix éventrée, un trèfle à deux feuilles, et un peu de poudre d’écorce, pour m’envoler vers d’autres royaumes. Une boîte que j’aurais fini par délaisser peu avant ma septième ou huitième année, écrasée au fond de mon coffre à jouets, ou réduite à abriter quelques crayons de couleur. Mais c’était sans compter sur ma mère, dont le délire d’un jour a fait de cette boîte le réceptacle du péché originel. Ce jour dont la date incertaine est inscrite sur l’unique feuille que contient la maison en carton. Une page noircie d’une écriture d’enfant. Celle de mon frère.

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