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Du vert



Le monde allait s’éteindre, et l’été avait du mal à nous quitter.
Trente-sept hier, trente-huit aujourd’hui. Ils annoncent même quarante-quatre pour vendredi. Nous avions cette année-là connu la plus chaude des rentrées. À la télé, ils ont même dit : « historique ». On voyait bien qu’à eux aussi, ça filait le vertige. Que la situation devenait critique, que les États ne pourraient plus assurer, qu’elle deviendrait pandémique. Et meurtrière.
Comment doivent-ils annoncer ça au grand public, en prenant l’air grave ?
Il fallait maintenant s’attendre à quelque chose de pire. Un type en cravate a même conclu son analyse (je n’ai pas tout compris d’ailleurs) par « bonne chance à vous, mes amis », en citant Dieu. Ma fille m’a demandé pourquoi il nous disait ça, j’ai juste fait mine de ne pas entendre…
Toujours les mêmes mots, les mêmes syllabes prononcées, quand il s’agit de nous expliquer qu’on ne peut plus rien y faire, et bla et bla, que la pluie ne reviendrait pas. Au fond, je crois que j’ai de la peine pour ces gens-là. C’est sordide, avec le sourire, de devoir meubler chaque jour un peu plus autour de notre extinction. La mort de l’humanité, en images colorées et animées, toujours les mêmes. Mais c’est hier que tout s’est accéléré : les infos qu’on pouvait lire sur la toile ont brusquement changé, et dans les journaux aussi d’ailleurs, comme si nous étions maintenant dépassés. On parle aujourd’hui d’abominations biologiques, d’une contamination globale et de millions de cas uniques. Et puis, on dit surtout qu’il ne faut pas partir vers l’Est.
Il y a trois semaines encore, tous ces cols blancs soutenaient le contraire, poussant le monde à s’enfuir et affirmant qu’à l’automne prochain nous aurions même trouvé le bon vaccin. Je repense à des amis, perdus, esclaves de leur envie de fuir. J’en revois certains me supplier de venir, de les ac-compagner... J’ai cherché des photos d’eux ce matin, mais incapable d’en retrouver, tout ce bazar entassé dans de jolies boîtes à chaussures, c’est vraiment n’importe quoi. Même pas une. Et j’ai pourtant ce cliché qui me revient, qui m’obsède depuis hier, où nous tous étions réunis, il manquait juste... putain, mais c’était où déjà...
Il s’est retenu de pleurer, comme il le fait souvent, son œil hésitant scrutait des blancs sur les murs où il aurait dû l’accrocher. Cette photo prise il y a vingt et un ans, où tous souriaient encore. Même les absents. Dans sa tête, certains de leurs visages se sont comme effacés.
Depuis peu, nous cachons les yeux de nos enfants lorsqu’ils titrent en gras « La Chute de l’Homme ». Mais à quoi bon ? C’est affiché partout. C’est même devenu un jeu entre nous, quand on se promène avec eux dans la rue, on leur dit doucement à l’oreille « tourne la tête, vite ! et ferme les yeux ». Que cette image n’est pas jolie. Vraiment pas pour eux. Et qu’ils doivent à présent se laisser guider et voyager dans le noir un temps. Obéir à nos doigts et sentir nos mains diriger leurs pieds. On fait quelques pas et cela devient presque poétique. « Ça y est ! Elle est partie ». Debout, derrière eux, mes poignets sur leurs épaules et mes deux mains comme des œillères, ils peuvent réouvrir les yeux. Le cadrage est parfait. Quand il le faut, notre ville sait se rendre belle, un photographe n’aurait sans doute pas mieux fait : un dernier ricochet de lumière sur le canal Saint-Martin, et le soleil se couchait sur Paris en scintillant.
Ils programment dorénavant tous les mois leur mégashow télévisé. Avant, c’était tous les trois, ils nous laissaient au moins respirer. Un adieu vulgaire, commémoratif de rien, dont toutes les chaînes s’abreuvent, en faisant défiler tout ce qui reste de célébrités prêtes à chialer. À vomir, et qui se termine toujours en chanson ringarde, un air lancinant ponctué de slogans criards « Notre nation est éternelle ! » et « La vie triomphera ! » – mais de quoi ?
J’avais pris cette habitude avant, mais je vous l’annonce maintenant : ce sera le soir où j’emmènerai mes gamins au cinéma ! C’est bien, parce que la salle est souvent vide. Rien qu’à nous, comme désertée par la foule un soir de grand match. On peut commenter à voix haute les choix du héros, lui jeter du popcorn, et même crier quand on a peur !
Je préfère sincèrement notre fin des temps…
On s’est souvent posé la question avec ma femme : faut-il vraiment tout montrer à nos enfants ? « Regarde petit, comment c’était mieux avant. Voilà ce que tu ne verras plus jamais. » Notre cœur a longtemps balancé. Et on a quand même tenu à ce qu’ils découvrent ces villes, toutes entières reconstruites en 3D, celles à jamais disparues, même quand la mer est bien basse. Car c’est souvent très beau et assez bien fait, ces reconstitutions télévisuelles. Toutes ces merveilles qui ressortent des flots, ça plaît vraiment aux gamins. On remplace le chagrin par une leçon d’Histoire. Un magistral cours d’architecture, en dépit d’un petit manque d’espoir peut-être ? Ma fille a découvert Venise ainsi. Le temps des Doges. Et des Carnavals. Et puis Marseille aussi, la Provence. Que c’est beau le Sud... enfin, c’était. Oui, foutu d’avance. À cause des caprices d’un climat fatigué, l’eau est montée beaucoup trop vite, gorgée de microbes et de saletés. C’est ensuite que tout est mort.
Depuis presque une heure, cette idée ne me quitte plus. Elle tournoie dans mon crâne jusqu’à racler l’os : mon fils… ne connaîtra jamais les chats ni la fidélité́ des chiens d’ailleurs. On rigolait l’autre soir, en imitant le bruit de la poule (nous lui montrions en mêmes temps le dessin) et il pensait avoir raison ! Que son gloussement était le bon. On ne lui a pas dit qu’il avait tort. Nous étions dans sa chambre et il fallait battre des bras en se tenant accroupi, mais jamais mon garçon ne jouera dans une ferme. Ni dans un zoo d’ailleurs, c’est bien fini tout ça.
Un soir, nous l’avions observé. Il essayait de dessiner un lion et la mine de son crayon ne touchait pas la feuille. Il hésitait, traçait une ligne, puis la gommait. Il nous a regardés, et s’est mis à pleurer, une larme s’est écrasée sur le papier.
Le dernier félin sur terre est mort hier, et je ne lui en parlerai pas.
Que veux-tu faire maintenant... c’est trop tard, c’est tout. Ils te demandent poliment de rester sage, de patienter gentiment jusqu’à demain. Le mois prochain, peut-être. Le plus longtemps possible en tout cas. Survivre ; sans trop poser de questions, aux autres et à toi-même (Chut ! ça y est, ils nous divertissent. Chouette, un grand film commence). Ils ont besoin... que tu consommes encore (en silence. Avant de mourir). Et que tu les enrichisses encore un peu. Et que tu dormes... Que tu t’oublies aussi... pendant qu’eux pourrissent la planète une dernière fois. De toute façon, tu n’as plus le choix. Dans ce monde devenu obscène, ça commence à sentir sérieusement le roussi.
Tout ceci ne date pas d’hier, le sol brûlait déjà il y a cinquante ans. Souvenez-vous. Début deux mille : tout le monde savait qu’il fallait tout arrêter sur-le-champ. Oui, tout changer pour pouvoir être sauvés. Pollution zéro. Et tu pourras peut-être vivre un peu plus longtemps. Peut-être éviter le chaos ? Croyez-vous qu’ils aient arrêté pour autant ? Signé ce fichu traité, ce simple bout de papier ? Et stoppé, net, toutes perforations dans la chair de la terre, pour empêcher les poisons de couler dans son corps, et laisser la nature reprendre les rênes, au moins un temps ? Il y avait encore de la glace à cette époque.
Un oiseau s’était réfugié sur le balcon, il tentait de se mettre à l’abri sous une fougère séchée. Il était abimé, malade comme tous les autres et l’une de ses ailes ne semblait plus pouvoir se replier. Ça le gênait, il n’arrivait pas à rester discret. À cet instant, ils se regardèrent fixement, sans un bruit et la scène dura un certain temps. Ils étaient tous les deux à la bonne place, ni trop proches, ni trop loin. Cet oiseau tapi dans l’ombre, juste à quelques pas de son coussin, lui faisait penser au canidé d’un Petit Prince. Il tourna la tête et lui sourit. Son hôte inclina la sienne et le regarda. Il n’avait pour lui que cette grande feuille, brûlée par le soleil, pour fuir et s’abriter.
Le long de l’immense rambarde métallique, tous les autres pots étaient vides, ou à moitié remplis de terre rouge que le vent emportait. Il y en avait de toutes les tailles, tous alignés, étiquetés grossièrement, mais ce n’était pas leur place habituelle. Il ne lui restait que cette plante, majestueuse et décrépite. Sans vie, comme une relique du temps qui passe (il n’a jamais voulu l’enlever, ni la déterrer). Ils la lui ont d’ailleurs laissée. C’est tout ce qui lui restait de son grand-père. Et puis un livre aussi, illustrant cette passion pour Le Beau Végétal et ses Mille et Une Fascinations, mais qu’importe, il n’y en a plus…
Depuis toujours, son balcon était un refuge, un peu sa pièce à vivre. Il y conviait souvent sa famille, ses amis, pour lire et discuter, regarder les fleurs, les dessiner et s’enivrer. Il n’y a pas si longtemps, celui-ci était encore verdoyant. Des scientifiques étaient même venus prélever des spécimens pour les observer de près. C’était extraordinaire, vraiment : les plantes grasses de mon grand-père avaient envahi les deux immeubles ! – en sept jours seulement – et on ne pouvait rien y faire. Ça rentrait dans le ciment et soulevait les toitures ! C’était beau, et incroyable à la fois, de voir proliférer toute cette masse végétale en liberté́. On aurait dit qu’elle ne touchait pas aux habitations, qu’elle les épargnait par souci du détail. Mais qu’en revanche, la façade toute entière lui appartenait. Et puis, toutes ces minuscules fleurs dessus, Dieu que c’était beau ! Elles... changeaient de couleur et de parfum tous les jours…
La végétation parisienne avait disparu depuis presque dix ans déjà et… un vrai miracle s’était produit, là, chez moi. On a fait la une du Times avec cette histoire, il y a même une photo de ma fille dans l’article, une sacrée fierté pour elle ! Mais je crois qu’au fond, tout ça leur faisait peur. En gras, sur le papier, était écrit en italique : La stupeur des riverains et encore Inquiétante mutation qui affole le Tout-Paris. Mon grand-père, lui, en aurait souri... enfin, je crois.
À l’aube du septième jour, tout est mort en quelques minutes. Ça a changé de couleur instantanément. Et toute vie est rapidement partie. Je crois que j’ai ressenti de la peur en perdant cette dernière plante.
Ils sont ensuite venus chez moi, de vrais malotrus, pour gratter ma terre et fouiller mes pots, ils en ont mis partout. Et pour y trouver quoi ? Une autre graine ? Un petit reste de racine de rien du tout ? Il leur fallait absolument du vivant. Quelque chose à remporter, étudier et plus tard disséquer ? Ils notaient tout et photographiaient n’importe quoi. Mais moi, je savais une chose. Ils ne remplissaient leurs sacs que de poussière. Tout s’effritait au moindre contact, c’était bien mort. Et il y avait là sur mon balcon toutes les couleurs de l’automne. J’avais réussi, moi, à garder mon beau cimetière presque intact. Mes plantes brunies, figées, pour une bonne moitié d’éternité.
Avant que tout ça n’arrive, ici, ce n’était que de la vie, au ralenti.
Elles se débrouillaient toujours mieux toutes seules, adoptant d’elles-mêmes, avec un naturel déconcertant, la bonne posture et la meilleure inclinaison. Le plus souvent, je les laissais tranquilles ; j’essayais juste de varier les jours d’arrosage, pensant pouvoir renforcer leur sentiment de liberté.

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