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Wildekat et le sang de Fenrir

Wildekat

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1 - GONDWANA


Une ombre féline se faufila dans les ruelles de la plus grande cité portuaire du continent gondwanais. Camouflée par le manteau de la nuit, elle passa sans difficulté d’un trottoir à l’autre, évitant les chandelles d’allées.
Elle frôla les quartiers chics, d’énormes bâtisses gardées qui faisaient la fierté de leurs occupants, pour ensuite atteindre les faubourgs. C’est là qu’elle avisa une pancarte de bois délabrée dont on pouvait à peine distinguer quelques lettres qui constituaient les restes du nom de ce troquet local. Elle y pénétra discrètement, sans faire grincer la vieille porte.
Son regard, aux reflets vert profond à l’image de la jungle luxuriante de Gondwana, se posa tour à tour sur les quelques clients avachis sur leurs sièges. Elle vint prendre place sur un tabouret, dans un angle de la pièce, où elle put observer à loisir les personnes présentes en écoutant leurs conversations.
La silhouette fit tomber la lourde capuche d’une cape subtilisée quelques heures auparavant pour révéler un visage jeune, marqué par la fatigue et la famine, affichant un air de défi à quiconque oserait poser son regard sur elle. Ses cheveux noirs aux reflets bleutés brillaient comme un diamant noir extrait tout droit des mines de Pangea, son continent originel. Coupés courts, ils se plaçaient de façon désorganisée autour de son visage fin. Ses grands yeux s’animèrent, curieux d’en apprendre plus.
— Aheum !
La silhouette sursauta, et réalisa qu’un homme quasi chauve se tenait à côté d’elle, la jugeant du haut de son mètre quatre-vingts. L’air dur et menaçant, il continua :
— Que prendrez-vous, jeune homme ?
Il rougit, mais dans la noirceur de la taverne, le tavernier ne remarqua pas le changement de teint de son client qui balbutia, mal à l’aise, tentant de cacher son accent étranger :
— Je… je ne pensais pas… heu… un verre d’eau… s’il vous plaît ?
L’homme souffla un râle dont l’haleine fétide arriva jusqu’au nez du jeune garçon.
— Comment ? demanda-t-il, bras croisés et regard sévère. On ne vient pas dans le bar d’Ivor sans consommer, crois-tu que les prostituées sont gratuites ? Elles ne me font pas crédit, sauf la Gertrude, mais celle-là, quand on y fourre son dard, on ne le ressort pas indemne !
Quelques hommes gloussèrent autour de l’aubergiste et marmonnèrent des choses à propos de « la Gertrude ». Il insista :
— Alors, qu’est-ce que je vous sers ?
Le client fit la moue en balbutiant :
— Je… je n’ai pas d’or sur moi, je… je viens d’arriver dans votre cité et je voudrais juste un ve…
Ivor le coupa d’un coup de poing sec sur la table.
— On ne sert pas les va-nu-pieds ici ! Ouste ! Tu reviendras quand tu pourras payer, petit morveux ! Ivor aime l’or et le vrai !
L’invective de l’aubergiste attira l’attention des habitués qui relevèrent tous le nez de leurs jeux de cartes et diverses conversations pour dévisager celui qui venait de s’attirer les foudres du patron. Des regards curieux observèrent celui qui, sans aucun doute, était un étranger. Le tavernier s’approcha d’un air menaçant. Le jeune homme, figé sur place, hésitait entre la fuite et l’attaque. Le propriétaire se mit à crier de sa voix grave :
— Dehors !
— Ivor, c’est bon, j’invite le gamin, le coupa d’une voix calme un vieil homme à la barbe blanche. Il désigna le jeune homme du menton à l’intention du tavernier et ajouta :
— Demande-lui ce qu’il prendra.
Le garçon rougit de nouveau, hésitant. Il savait très bien qu’il était dangereux d’être redevable, surtout à un inconnu dans une cité étrangère, loin de son continent. Mais il avait soif, et aurait aimé rester au chaud dans cette taverne pour la nuit. Il murmura du fond de la gorge en levant les yeux vers l’aubergiste :
— Un verre de lait s’il vous plaît.
Ivor écarquilla les yeux puis se mit à rire d’une voix sonore.
— Eh bien, il ne va pas te mettre à sec celui-là, tu devrais t’en faire un ami, fit-il en riant grassement.
L’homme à la barbe blanche leva les yeux au ciel et soupira.
— Sers-lui son verre de lait au lieu de débiter des conneries, Ivor.
Quelques minutes plus tard, Ivor déposa bruyamment un verre de lait devant le garçon. C’était la première fois qu’on lui offrait du lait en deux ans et il ne put s’empêcher de le regarder comme un trésor. Il but par petites gorgées pour profiter du goût, de la fraîcheur sur ses lèvres, de l’onctuosité dans sa bouche… Il prit tellement de plaisir qu’il ne vit pas l’homme à la barbe approcher, sursautant lorsque ce dernier se mit à lui parler :
— Est-il bon ? J’espère que le lait n’est pas trop vieux, ce n’est pas ce qu’Ivor sert le plus ici !
Pour seule réponse, il acquiesça poliment, et le barbu sourit.
— Tu ne parles plus mon garçon ? Le chat t’a mangé la langue ?
Devant l’expression d’incompréhension du garçon, le vieil homme jugea nécessaire de préciser :
— C’est une expression… ne l’as-tu jamais entendue ?
Il prit la chaise en face et s’installa tout en l’observant attentivement. Le jeune homme était à l’affût, prêt à décamper au moindre signe louche. L’homme s’en amusa :
— Par tous les dieux… tu m’as l’air aussi apeuré qu’un chat sauvage ! Comment t’appelles-tu, mon garçon ?
— Wilde… kat, lui répondit-il sans réfléchir, espérant qu’il le laisse enfin tranquille.
— Wildekat ? Tiens, ce n’est pas d’ici ça… Eh bien ! Sois le bienvenu, Wildekat !
Il remercia l’homme d’un mouvement de tête puis partit s’installer plus loin avec son verre de lait, de peur qu’il ne se mette à lui poser trop de questions. Espérant passer la nuit ici maintenant qu’il était officiellement devenu un consommateur, il laissa filer les heures tout en observant ce nouveau monde qui s’offrait à lui. Sa peau blanche, ses cheveux noirs et sa petite taille ne se fondaient pas dans la masse des habitants locaux, plutôt grands et de chevelure claire. Il faudra qu’il se fasse encore plus discret que prévu s’il souhaitait passer inaperçu. Il faudrait dès demain qu’il trouve un moyen de subvenir à ses besoins. Il n’avait jamais travaillé, mais était décidé à apprendre.

— Tout le monde dehors, et que ça saute !
La voix d’Ivor retentit dans sa taverne. À coups de pied fermes, il réveilla les quelques âmes imbibées d’alcool, endormies contre un fût ou sur une table. Wildekat leva la tête aussi, s’étant assoupi sous les vapeurs d’alcool et le ronron des conversations. Il lui fallut peu de temps pour reprendre ses esprits. Il replaça sa capuche sur la tête, vola une fourchette qui traînait sur une table et quitta les lieux sans se retourner. Arrivé à la porte, il hésita : où pourrait-il bien dormir cette nuit ?
Un rapide coup d’œil autour laissa entrevoir un pont au bout de la ruelle. Avec un peu de chance, il pourrait s’installer à l’abri de la pluie, du vent et des regards indiscrets. Il commença à marcher dans sa direction lorsqu’une voix le rattrapa :
— Tu ne comptes pas passer la nuit là-bas, j’espère !
Wildekat reconnut la voix du vieil homme qui lui avait payé son verre de lait. Il se retourna lentement, laissant son visage dans la pénombre de sa capuche, puis haussa les épaules. L’homme continua :
— C’est un repaire de voyous, un vrai coupe-gorge. Si j’étais toi, avec un accent comme le tien, sans moyen de me défendre, je n’irais pas dormir dans ces quartiers.
— Qui vous dit que je suis sans défense ? rétorqua Wildekat un peu trop rapidement.
L’homme ne put s’empêcher de rire doucement :
— Tu m’as l’air d’être un brave petit gars, mais tu n’as que la peau sur les os. M’est avis que je ne trouverais pas de dague sous ta cape, si d’aventure je t’attaquais, ici et maintenant.
Il ne répondit pas instantanément. Le silence s’installa dans l’allée alors qu’ils se regardaient en chien de fusil. Les lèvres du jeune homme firent une moue désapprobatrice, mais il hésitait à le contredire. Après tout, il était sur ce continent pour s’offrir un nouveau départ, peut-être était-il de bon ton de ne pas faire trop d’esprit dans un premier temps. L’homme porta brusquement sa main vers Wildekat, qui sursauta et donna un coup de fourchette évité de justesse par le barbu.
— Par Loki, cracha Wildekat, touchez-moi et je vous tue !
L’homme esquissa un sourire. Loin de sembler énervé, il semblait satisfait.
— Wildekat, c’est bien cela ?
Il acquiesça en silence.
— Bien… Wildekat, fit-il en baissant la voix. Il n’y a que sur Pangea que les hommes idolâtrent Loki comme maître de notre monde. Ici, nous utilisons plutôt « Par Andromède ». Après tout, c’est notre créatrice à tous, celle de Loki, Freyja et des autres dieux.
Wildekat ouvrit la bouche pour le contredire puis se reprit et l’homme continua :
— Tu m’as l’air un peu perdu, et ici la nuit peut être fatale, même avec une fourchette pour te défendre, fit-il en lui offrant un sourire amical. Tu n’as pas le sou, et il est hors de question qu’un jeune garçon à l’apparence fort sympathique n’ait pas de toit sur la tête pour dormir. J’ai une chambre pour les visiteurs et il se trouve qu’elle n’est pas utilisée en ce moment : je te l’offre pour la nuit.
— Non merci, fit-il, reniflant le piège. Je ne veux pas abuser de votre gentillesse, Monsieur. Je ne crains pas de dormir dehors, je suis coriace, j’en ai vu d’autres.
— Je n’en doute pas. Mais est-ce que cela t’empêche d’accepter l’aide d’un vieil homme ?
Wildekat scruta son visage souriant. Il était parcheminé de rides, entouré de cheveux blancs attachés en catogan, dans le bas de la nuque. Il était propre sur lui, et avenant, mais le jeune homme avait appris à se méfier des apparences.
— N’aie crainte, continua-t-il. Je ne suis pas attiré par les jeunes garçons, si c’est ce qui te tracasse, ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil. Bah ! Il en faut pour tous les goûts, mais mon petit péché mignon c’est une bonne paire de fesses rebondies et deux seins moelleux où fourrer son nez !
Le jeune homme rougit jusqu’au bout des oreilles, et le barbu explosa de rire :
— Ne me dis pas que tu es encore puceau ? Eh bien, il va falloir que je m’occupe de toi, mon garçon ! On ne vient pas sur Gondwana sans goûter aux douceurs de nos femmes ! Et je ne parle pas de Dame Gertrude !

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