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PARTIE I
La liseuse de Mémina

Chapitre 1

— Excusez-moi, il y a quelqu’un ?
Maryline se pencha par-dessus le comptoir et vérifia par deux fois le nom du bar/hôtel dans lequel elle venait de rentrer. C’était un de ces bâtiments qu’on ne trouve plus guère que dans les petits villages ruraux désertés des nou-velles générations. Ce genre de bâtiments qui avaient dû marcher à plein régime du temps béni de l’industrialisation, quelque trente ans auparavant, quand l’aciérie Métalardent embauchait sans compter. Mais la fermeture de cette der-nière avait définitivement scellé le sort du hameau de Grand-Mare qui n’était désormais peuplé que de quelques âmes vieillissantes. Un village fantôme qui ne tarderait pas à s’éteindre. Le Bar-Hôtel du Centre symbolisait à lui seul ce déclin. Les clichés en noir et blanc qui tapissaient les murs, des tables remplies d’ouvriers levant leur verre en direction de l’appareil photo (on pouvait presque sentir l’odeur de la bière et le brouhaha des conversations), con-trastaient avec le silence et le calme du lieu.
— Hé ho ! réitéra la jeune femme avec un peu plus d’ardeur. Je suis la dame qui vous a appelé hier après-midi pour vous réserver une chambre.
Le grincement d’une porte résonna dans le lointain, suivi de bruits de pas lents et lourds.
Alléluia, je suis sauvée, songea Maryline en voyant se diriger vers elle une dame ronde à la démarche chancelante. La femme avait un visage mat et ridé, buriné par le travail en plein air. Elle portait une ample robe aux motifs à fleurs qui s’assortissait très bien avec le papier peint vieillot collé aux murs. Un habit démodé sorti tout droit d’une autre époque.
— S’cusez-moi, j’vous avais pas entendue. La son-nette marche plus depuis des lustres et faut dire qu’on ne vous attendait pas si tôt.
La dernière phrase n’avait pas résonné comme un re-proche, seulement une constatation. La demi-heure d’avance avait, semble-t-il, perturbé les plans de la tenan-cière qui détailla du coin de l’œil son unique cliente.
Celle-ci portait une veste en cuir naturel taillée sur mesure et un jean délavé qui surmontait des bottines cou-leur taupe, très chic. La jeune femme, brune, coupée au carré court, était joliment maquillée, pas comme ces ga-mines vulgaires qui passaient à la télé aux heures de grande écoute. Celles-là, même l’eau de la piscine autour de la-quelle elles se pavanaient n’arrivait pas à les dépoudrer. Moderne, mais élégante, la visiteuse n’avait pas le profil des clients habituels de l’hôtel « du centre » et la proprié-taire ne manqua pas de lui faire remarquer.
— Qu’est-ce qu’une môme comme vous vient faire dans notre patelin ? Rare que les touristes aient moins de cinquante balais.
— Je viens pour le travail.
La vieille dame arqua un sourcil, dubitative.
— Pour le travail ? Sauf votre respect, vous n’avez pas l’air de vouloir ouvrir une exploitation agricole et je vois mal c’que notre coin peut offrir à part d’la terre.
Maryline renvoya son plus grand sourire, mais soupi-ra intérieurement. Elle s’était toujours considérée comme une collectionneuse d’histoires. C’était du moins la réponse qu’elle donnait lorsqu’on l’interrogeait quant à son métier. Chaque fois, le réflexe de ses interlocuteurs était identique : haussement de sourcil intrigué, puis un rictus ironique aux coins des lèvres indiquant qu’elle les avait bien eus. Depuis les années qu’elle sillonnait les routes de France, Marilyne s’était habituée à ces réactions. Elle savait que, pour la plu-part des gens, les emplois se divisaient en deux catégories. Les métiers sérieux. Et les lubies d’artistes. Cette considé-ration ne datait pas d’hier. Combien de fois avait-elle en-tendu ses professeurs reprendre un camarade de classe ex-primant le désir de s’épanouir dans la musique, la peinture ou l’écriture ? « Je ne te parle pas de ta passion, mais d’un travail qui paiera tes factures. »
Parfois, pour écourter de fastidieuses explications, Marilyne utilisait un passe-partout. Ce fut la solution qu’elle choisit ce jour-là. Le voyage avait été fatigant, pas loin de quatre heures de voiture, et les urbanistes de la ré-gion avaient une affection toute particulière pour les vi-rages en épingle.
— Mon gagne-pain ? Je suis journaliste sur le web.
— Journaliste sur le web, répéta la vieille dame avec une expression indiquant que si le métier lui était vague-ment familier, il n’était pas non plus complètement clair.
— Mon employeur m’envoie aux quatre coins de France pour recueillir des anecdotes…
Elle hésita sur le meilleur terme à utiliser.
— … Disons, insolites.
La gérante haussa le menton d’un air circonspect et sortit de derrière le comptoir un verre qu’elle remplit d’un liquide brunâtre.
— Vous prendrez bien un petit rafraichissement ?
Maryline fit une légère grimace et lui désigna le réci-pient du doigt.
— Qu’est-ce que c’est ?
La vieille dame éclata de rire.
— Du thé glacé ! Vous vous attendiez à quoi ? Du tord-boyau ?
La jeune fille eut un sourire gêné. L’idée lui était en effet passée par la tête.
— Et alors, quel genre d’histoires insolites abrite notre village ?
— C’est justement la question que j’allais vous poser, rétorqua Marilyne en portant le verre à ses lèvres, enfin je veux dire, on m’envoie toujours sur place à la suite de quelques éléments suspicieux, mais ce sont en général les locaux qui permettent de démêler le vrai du faux et de sa-voir si l’affaire vaut la peine d’être développée ou s’il ne s’agit que d’un gigantesque canular.
La vérité ne ressemblait nullement à ce portrait d’investigation idyllique qu’elle brossait. La plupart du temps, elle se contentait de fouiner sur les moteurs de re-cherches, dans des archives numérisées ou bien d’écrire quelques mails. Rares étaient les cas nécessitant une en-quête de terrain plus poussée. Elle avait dû batailler de longs mois avant d’obtenir de La 24e heure une enveloppe de frais de déplacement. Le fait que ses chroniques se his-sent systématiquement dans le top trois des plus téléchar-gées et fassent l’objet de traductions régulières dans des journaux en ligne anglo-saxons avait clairement fait pen-cher la balance de son côté. Malgré tout, il n’était pas rare qu’elle explose le faible budget qui lui était alloué et soit obligée de rajouter quelques billets de sa poche quand elle sentait qu’une affaire fleurait le scoop.
— Je vois, fit la vieille dame dans un sifflement.
Elle faisait tourner le verre dans sa main comme si elle dégustait une coupe de Saint-Émilion.
— Je présume que vous voulez parler du suicide de l’enquêteur Tamardet.
Le regard de Marilyne s’éclaira.
— Vous le connaissiez ?
La gérante haussa les épaules, nullement gênée par la question.
— Dites donc, vous arrivez après la guerre vous, ça fait bien plusieurs mois que cette histoire a eu lieu. Si je connaissais l’enquêteur Tamardet ? Pas vraiment. Oh, je l’avais bien vu trainer une fois ou deux avec son costume de policier qui lui allait à ravir, mais ce n’était pas une connaissance proche. Peu de gens du coin pourront vous en dire davantage d’ailleurs. Le type n’était pas d’ici et ne passait dans le village que lorsqu’une affaire l’obligeait à s’y rendre, comme le jour où le vieux Louis s’était enfermé dans sa baraque avec sa pétoire, par exemple, et qui...
— Qu’est-ce que vous pensez de cette histoire ? la coupa Maryline qui sentait la conversation dériver.
Elle connaissait par cœur le profil de la femme qui lui faisait face. Si elle commençait à lâcher la bride, elle se retrouverait avec suffisamment d’informations pour écrire un guide touristique du hameau. L’exercice était périlleux, car il nécessitait de trouver le bon équilibre entre rester suspendue aux lèvres du témoin et réussir, par de petites phrases, à le recentrer sur le sujet attendu, comme un fu-nambule parvenant à se maintenir sur la corde raide.
— Je veux dire, d’un point de vue personnel, sans te-nir compte de tout ce que les gens racontent. Quel est votre avis ?
La gérante ne prit pas la peine de réfléchir, signe que la question l’avait déjà travaillée.
— J’pense qu’on doit en voir des vertes et des pas mûres dans ce métier. Vous savez, mon petit fils est pom-pier. Quand il était jeune, il rêvait de faire ça, mais il croyait alors qu’il passerait sa vie à éteindre des feux. Il a mal choisi sa région, le pauvre. Dans un pays humide comme le nôtre, les seuls incendies qu’il peut éteindre, ce sont ceux de poubelles. En revanche, il n’est pas rare qu’il soit appelé sur des accidents de la route pas jolis à voir. Quand une voiture rencontre de plein fouet un arbre, sûr que le bonhomme qui est à l’intérieur ne doit pas rester en bon état. Ben, je crois que c’est ce qui a dû arriver avec ce flic. À force de côtoyer des horreurs, le type a pas dû sup-porter et a fini par mettre son arme de service dans sa bouche. Je s’rais pas étonnée que le suicide de policiers soit plus élevé que dans une autre profession.
Maryline fut agréablement surprise par la déduction. Le taux de suicide dans la police ou la gendarmerie était en effet plus haut que la moyenne française.
— Et vous ne trouvez pas étrange que cela se soit produit alors qu’il enquêtait justement sur un suicide ?
La tenancière écarquilla vivement les yeux et secoua la tête.
— Vous voulez parler de Mémina, sans doute ?
Maryline hocha la tête. Le peu d’informations ayant filtré dans la presse au sujet de la dénommée Mémina l’avait dépeinte comme une octogénaire veuve depuis près d’une décennie et sans famille, si ce n’est ses livres.
La patronne du bar termina son verre cul sec et gloussa.
— Ah ça, c’était un véritable rat de bibliothèque celle-là. Vous trouvez bizarre qu’elle se soit suicidée, vous ? Moi pas. Quand on passe toute sa vie dans ce trou, sans personne à qui parler, je peux vous assurer que les jours mornes semblent une éternité. Devinez comment on surnomme le hameau de Grand-Mare. « Le hameau du grand mal ». Alors peut-être que l’officier a été influencé par le geste de Mémina, peut-être que ça a fait remonter des choses au fond de lui et qu’il lui a provoqué, je sais pas, comme un électrochoc. Mais de là à dire que les deux sont liés, ça serait mettre la charrue avant les bœufs…
Elle rinça le verre et entreprit de l’essuyer à l’aide d’un torchon.
— Et puis, il ne me semble pas que Tamardet enquê-tait vraiment dessus. Je ne connais pas les procédures de la police, mais est-ce qu’ils ne sont pas obligés de faire un rapport quand les morts sont violentes ?
— Violentes ? la reprit Marilyne, réellement intri-guée. Il y a eu une suspicion de meurtre ?
La gérante de l’hôtel du centre secoua négativement la tête.
— Oh non, pas à ce que je sache, mais Mémina n’a pas utilisé la solution la plus propre pour mettre fin à ses jours.
Elle tendit son poignet et mima une coupure au ni-veau de l’artère radiale.
— Elle s’est ouvert les veines avec des rasoirs, mais d’après ce que j’ai entendu, elle y serait pas arrivée du premier coup. On aurait retrouvé plein de lames éparpillées sur le sol et du sang partout dans le salon. C’est la biblio-thécaire qui l’a découverte. Je vous laisse imaginer le choc. Vous passez prendre des nouvelles d’une adhérente, une habituée, presque une amie, et en regardant par la fenêtre, vous tombez nez à nez avec une scène de boucherie. Y a de quoi s’affoler et alerter la police et tout le toutim.
Marilyne enregistra l’information dans un coin de sa tête : rendre une petite visite à la médiathèque municipale.
— Bon, assez parlé de cette tragédie, fit la vieille dame en s’emparant d’une clé qu’elle tendit à sa cliente, j’ai encore du pain sur la planche. Votre chambre se trouve au premier, fond du couloir à gauche. Si vous voulez pren-dre un repas, il faut le signaler au moins deux heures en avance.
Elle jeta un coup d’œil sur la pendule ronde accro-chée au-dessus des photographies et dont le tic-tac réson-nait puissamment dans la pièce vide.
— C’est-à-dire maintenant.
— Merci, mais je crois que je vais manger dehors, vous savez pour… m’imprégner du lieu.
La propriétaire la regarda monter les escaliers en s’attardant sur son boitement et haussa les épaules.
Les jeunes de nos jours…
La chambre se mariait parfaitement avec la décora-tion de l’hôtel. Une bande de papier peint jauni courait le long d’un mur noirci par la crasse. Les meubles en bois ainsi que la table de chevet étaient recouverts de napperons en dentelle blanche. La pièce n’était pas véritablement sale, juste… vieille, comme si aucun client n’y avait logé depuis des années. Une odeur de renfermée et de naphtaline flot-tait dans l’air, entêtante. Marilyne se dirigea en claudiquant jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit en grand. Une brise rafrai-chissante vint immédiatement lui fouetter les joues. Elle ferma les yeux, respira à pleins poumons et s’assit sur une chaise rustique en agrippant sa jambe gauche. Ses mains tremblaient et son visage était devenu livide. Avec pa-tience, elle massa sa cuisse et se mordit les lèvres sous la douleur. Les quatre heures de conduite n’avaient pas arran-gé son état malgré les fréquentes pauses et le confort de sa voiture automatique.
Six opérations s'étaient succédé, au cours de ces sept dernières années, sans aucune amélioration notable. De son point de vue. Bien sûr, les médecins constataient, avec fier-té, les progrès de leur patiente et se félicitaient de son évo-lution. La rééducation avait permis une nette rémission de sa démarche, le fauteuil roulant des premiers jours ayant, au fil du temps, laissé la place à des béquilles, puis à une canne à laquelle elle n'avait plus recours qu’occasionnellement. Mais elle gardait néanmoins pré-cieusement celle qu'elle surnommait sa « jambe de bois » à proximité, dans le cas où la douleur deviendrait intolérable.
Comme maintenant.
Il s'agissait d'une canne télescopique chromée sur la poignée de laquelle étaient gravées deux lettres. JD, les initiales du garçon qui avait perdu la vie au cours de ce terrible accident de la route. À la pensée de son compa-gnon, Maryline eut l'impression que des myriades d'ai-guilles se fichaient sous sa peau, comme si un être immaté-riel s'amusait à la lacérer de l'intérieur. C'était à cause de ces douleurs que la jeune femme considérait les progrès de sa thérapie comme très relatifs. Les jours de crise aiguë, il lui arrivait presque de regretter d'avoir survécu. Aucun spécialiste ne parvenait à expliquer l'origine de cette souf-france perpétuelle. Certains parlaient de douleurs fantômes semblables à celles éprouvées par des patients victimes d'une amputation. La psychiatre, quant à elle, penchait pour un phénomène de somatisation. Avec le temps, elle avait remarqué que l'apogée des rechutes survenait lorsqu'appro-chait la date anniversaire de cette tragédie. « L'accident du 14 juin est comme une écharde plantée au fond de votre cerveau et qui cherche à remonter chaque fois que vous l'évoquez. »
Maryline secoua la tête pour faire taire ses mauvaises pensées et regarda de nouveau à l’extérieur. Le ciel était devenu rosé. Mieux valait ne pas perdre de temps si elle voulait terminer ce qu’elle avait à faire et trouver un coin ouvert où manger.

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