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La Dernière Vie

La Dernière Vie

Couverture livre 3D
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Trois destins

Un vieil homme obsédé par les obus, dernier habitant d'un village abandonné.
Un barman dans une ville sur le déclin qui se bat contre une curieuse infection.
Et une journaliste, qui court, aussi loin qu’elle le peut, jusqu’à en perdre le souffle...

Quelque chose les relie.

Une simple échelle.

Cette échelle qui s'enfonce dans le sol
et qui pourrait être la clef de secrets enfouis,
mais aussi de l’anéantissement de la dernière vie…
celle de notre civilisation.

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Un Extrait ?

1
Le chat que Nic Beladj portait dans son sac plastique était mort depuis deux jours, et, bien que le vieil homme, à la retraite depuis maintenant près de dix ans, n’eût pas un emploi du temps chargé, il avait repoussé la basse besogne d’enterrer la bête aussi longtemps qu’il l’avait pu. Non par accès de chagrin, il appréciait le matou, mais du haut de ses soixante-quinze printemps, il s’était résigné à ce genre de tragédies et n’éprouvait désormais qu’une vague tristesse à l’idée de perdre ce compagnon de route. Le report de cette tâche résultait plutôt de la flemmardise. Bien que remarquablement conservé pour son âge, il n’en ressentait pas moins le poids des années peser sur ses membres au moindre effort inhabituel. Or, parcourir plusieurs kilomètres la bêche sur le dos, jeter une dépouille de trois kilos dans un trou qu’il faudrait au préalable creuser et reboucher, c’était ce qu’on appelait un effort inhabituel.
Nic aurait pu se contenter de balancer le cadavre dans la forêt voisine et de laisser la nature faire son office, ou pourquoi pas le mettre à la poubelle, mais le vieil homme n’avait pu s’y résoudre. Le ventre sur patte qui lui tenait compagnie depuis cinq ans désormais n’était peut-être qu’un chat, mais ça restait un être vivant qui avait supporté ses mauvaises humeurs autant que lui-même avait supporté celles du félin. Il méritait un peu mieux que d’être jeté au milieu des pelures d’oignon, restes de poulets rôtis et rognures d’ongles. Un enterrement en bonne et due forme lui donnait un aspect solennel qui lui plaisait.
Il jeta un coup d’œil au sac plastique bleu dans lequel il avait glissé le corps déjà rigide et dont le pelage, auparavant doux et soyeux était devenu rêche.
Le tronçon de route n’était plus qu’occasionnellement emprunté, la plupart du temps par des touristes qui avaient tourné au mauvais embranchement et s’était perdu au fin fond de ce trou au milieu de nulle part. Le vieux Nic traversa sans même prendre la peine de regarder d’un côté ou de l’autre de la voie, une erreur qu’avait dû commettre son chat et qui lui avait coûté la vie. Leur saleté de voiture électrique ne faisait pas un bruit et lui-même aurait pu se faire renverser comme le premier des crétins.
Il posa sa bêche, essuya son front dégoulinant de sueur d’un revers de manche, puis reprit ses affaires et pénétra sur le chemin de terre qui s’engouffrait en serpentant dans une forêt aux arbres serrés. Une forte odeur d’humus l’accueillit. La voie était recouverte d’un épais manteau de feuilles qui cachait le tracé. Mais Nic n’en avait pas besoin, du moins le croyait-il.
Tandis qu’il s’enfonçait dans les bois, il laissa vagabonder ses pensées. Depuis quand n’était-il pas retourné dans cette clairière qu’il avait baptisée « son cimetière personnel » ? Cinq ans ? Six peut-être ? La dernière fois re-montait à Boby, un berger allemand qui l’avait accompagné une décennie avant de rendre l’âme à cause d’une saloperie de cancer des boyaux, ou un truc du genre. À cette époque, il avait même dû utiliser une brouette pour trans-porter le corps de près de cinquante kilos. Pas une partie de plaisir, mais l’animal méritait bien ça.
Il écarta de la main des branchages qui gênaient sa progression. Grand dieu, ce que la nature reprenait vite ses droits ! Il n’avait pas souvenir que le sentier soit aussi serré. D’ailleurs, il ne se rappelait pas de ce foutu arbre qui s’était carrément installé au milieu du chemin.
Du chemin ? Quel chemin ?
Un bref regard au sol lui confirma ses craintes. Le tracé, au début recouvert par quelques brindilles, était désormais invisible. Nic s’était fait avoir comme un boy-scout parti pour sa première randonnée. En clair, il s’était perdu comme une bleusaille en laissant ses pensées le conduire plutôt que son attention.
Il leva les épaules.
Un point pour la forêt.
— La partie n’est pas finie, collègue ! Je suis peut-être vieux, mais pas encore sénile !
Il posa sa bêche contre un arbre, dégrafa la poche arrière de son treillis et en sortit une boussole. L’appareil, piqueté de rouille, aurait provoqué l’hilarité des nouvelles générations dont les maudits téléphones portables offraient des applications mille fois plus perfectionnées. Nic ne possédait pas de mobile et ne comptait pas en avoir. De toute manière, aucun réseau ne desservait les lieux. Tout livreur qui s’aventurait sur son territoire lui en faisait la remarque.
« Monsieur Beladj, vous devez habiter dans le seul coin en France que les antennes relais n’atteignent pas ! »
C’était vrai.
Du temps où le village, disons plutôt le hameau de Romily, était encore doté de quelques âmes, le sujet revenait fréquemment sur le tapis et l’on avait vaguement évoqué l’idée de renforcer les structures de télécommunication. Puis, après le départ des derniers habitants, ou leur mort, le projet était devenu un souvenir.
Nic leva sa boussole dans les airs comme l’aurait fait un type cherchant du réseau. Une légère trouée dans les branchages illumina l’antique appareil dont l’aiguille se déplaça nord-est. Voilà quelle avait été son erreur. Son cimetière était situé plein nord. Ses pensées éparses avaient dû lui faire louper une bifurcation. Il suffisait de repartir en sens inverse, sud-ouest, jusqu’à retomber sur le sentier.
Le vieil homme s’adossa à un hêtre dont la courbure offrait un siège idéal et jeta le sac plastique au sol. Il essuya son front maculé de sueur et sortit une bouteille d’eau. Ma-dame Munich, la nouvelle toubib de Genova, la ville la plus proche, lui avait conseillé de toujours garder sur lui de quoi s’hydrater et de se forcer à boire régulièrement. Dieu sait pourquoi, il avait suivi la recommandation.
Il but une gorgée au goulot. Ses lèvres étaient sèches et de la salive s’agglomérait aux extrémités. Pour une fois qu’un docteur donnait un conseil utile…
— De toute façon, tes poches sont aussi mal rangées qu’un sac à main de bonne femme. Si t’avais pas mis une bouteille d’eau, t’aurais bien trouvé un truc à foutre dedans !
Le son de sa voix le fit sursauter. Sur le moment, il n’en comprit pas la raison. Un célibataire endurci comme lui avait l’habitude de se parler sans défaillir à la moindre apostrophe. Non, ça venait d’autre chose, comme si un élément sonnait faux dans le décor. Il embrassa la forêt du regard. Et soudain, ça lui sauta aux yeux, ou plutôt, aux oreilles.
Le silence. Ces putains de poètes qui clamaient à grand renfort de vers le calme des sous-bois n’y avaient sans doute jamais mis les pieds. La forêt était vivante et bougeait sans cesse. Branche qui craque, bruissement du vent, chants d’oiseaux. Or, Nic avait beau tendre l’oreille, aucun bruit ne lui parvenait. Rien de rien. Pas même le pépiement d’un rouge-gorge ou d’un pinson. Il plissa les yeux, concentré. En réalité, les sons n’avaient pas tout à fait disparu, mais ils provenaient de très loin, comme s’il avait enfilé un casque antibruit ou recouvert ses tympans de coton.
— À ton âge, c’est plutôt tes oreilles qui déconnent, essaya-t-il de plaisanter.
De nouveau, sa propre voix le fit sursauter. Bordel, mais qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Il devenait complètement cinglé ou… Ce fut à cet instant qu’une phrase de la toubib lui revint en mémoire.
— Votre tension est un peu basse, rien de grave, mais il faudra surveiller ça. Si le moindre symptôme se manifestait, vue brouillée, palpitation, ou tout autre phénomène inhabituel, tenez-moi informée.
Cette sensation de voile auditif en faisait-elle partie ?
Il se passe quelque chose.
Il n’avait pas formulé cette remarque à haute voix, mais cette dernière lui était parvenue avec une puissance dévastatrice.
File d’ici, et vite.
Il ignorait si le trouble passager qu’il venait d’éprouver le rendait paranoïaque, mais la pensée inquiétante avait pris la force d’une conviction.
Il fit pivoter la boussole dans le creux de sa main et suivit l’aiguille afin d’atteindre la direction sud-est. Mais à peine avait-il commencé sa rotation que sa vision périphérique lui révéla un élément anormal. Il s’arrêta aussi sec.
— Qu’est-ce que c’est que ce machin ?
Au premier examen, on aurait dit une racine, à même pas dix pas, qui dépassait des mauvaises herbes en deux nœuds distincts d’environ cinquante centimètres. Sauf que le rond des appendices était trop uniforme. Il prit sa bêche, s’approcha et tapa dessus. Un « blong » retentit et de la terre s’effrita, révélant deux bâtons reliés entre eux par une planche. Ça ressemblait à…
— Une échelle ?
Nic creusa les contours pour en avoir le cœur net. Le deuxième barreau le lui confirma. Que pouvait bien faire une échelle enterrée au milieu du bois ?

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