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Les Roses Sentinelles

Les Roses Sentinelles

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Voilà plus d'un an qu'Hugo n'a pas dit un mot, depuis cet accident qui a tout changé. Sa soeur, Ella, est devenue indifférente à son silence comme au monde qui l'entoure.

Bien décidée à renouer ces liens, leur mère les convainc de quitter Paris pour rejoindre l'illustre domaine familial dans le Bordelais et y accueillir deux lycéens étrangers en séjour linguistique.

Confrontée à ces inconnus du bout du monde, c'est toute la dynastie viticole qui entre en ébullition, menée par leur grand-mère Blanche pourtant si soucieuse des apparences.

Lorsque le séjour vire au tragique, Hugo, aidé de son intarissable amie Bagou, devra faire face, avec ou sans mots.

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Un Extrait ?

Chapitre Un


Une coïncidence. Cinq magnifiques coïncidences.
Elle en était certaine. Même si c’était sans doute son goût immodéré pour les fulgurances absurdes qui parlait, quand elle nous répétait à l’envi, ce matin-là, que seul le hasard avait pu réunir cinq jeunes êtres aussi dissemblables. Car il n’y avait bien qu’elle pour ne pas sentir les vibratos assourdissants de nos égos. La complainte de nos cinq volontés, couverte par le bourdonnement des valises, maltraitées sur le sol de l’aéroport. Celle qui signifiait qu’aucun d’entre nous n’était là par hasard. Non, ma mère ne percevait rien de tout cela, trop heureuse d’avoir trouvé un moyen de combler nos silences domestiques. Pourquoi alors étais-je en train de me demander, si comme moi, les autres n’entendaient que lui ? Ce refrain lancinant qui disait sans ambages que l’un de nous cinq ne s’en sortirait pas.

*

La place. Nous en avions, désormais. Dans nos vies, dans nos cœurs, dans notre ennui, et surtout dans cette maison. Celle qui était celle de ma mère, un peu plus que l’été dernier, mais pas encore assez pour qu’elle puisse s’en déclarer tout à fait propriétaire. Les murs, le plafond, rien de tout cela n’était vraiment à elle. Rien, sauf l’espace. Celui qui était entré dans sa tête, dans la moindre alvéole de ses poumons et qu’elle exhalait bruyamment en tirant sur celle qui devait être, comme les cinquante précédentes, la dernière. Elle avait décidé d’arrêter le jour de la mort de mon père. Non pour éviter de faire de nous des orphelins, mais parce qu’elle savait que la cigarette ne collerait pas avec l’image qu’elle devrait se réinventer à la hâte. Le tabac et l’alcool n’avaient rien à voir avec le vin. L’habitude n’est pas culture, elle l’avait appris à ses dépens. Elle s’était pourtant accoutumée aux petites piques chaque fois que nous venions ici. Discrètes, policées, raffinées, presque délicates. Tout ce qu’elle n’était pas et qu’elle ne serait jamais, cigarette ou pas.
Mais aujourd’hui, tout était différent.
Ce n’était pas elle qui descendait de l’avion, empêtrée par ses bagages dont le nombre et le volume disproportionnés l’accusaient déjà. De ce trop-plein de tout, qui disait qu’elle ne manquait de rien, sinon de l’essentiel. Cet inné, bien mal acquis chez elle : le sens de la mesure.
Ce n’était plus elle qui marchait à contretemps, perchée sur ses sandales compensées.
C’était elle qui donnait le la, qui recevait.
Chez elle, ou presque ; l’heure n’était pas aux détails, mais aux approximations. Après tout, désormais, nous avions de la place. Celle qu’elle se refusait de laisser au silence, en disant encore et encore que tout se passerait au mieux.
Ses hôtes semblaient déjà saisis par le décalage entre son exubérance et l’absence totale de réaction dont nous faisions montre, ma sœur, Bagou et moi. Mais dans quelques jours, ils sauraient. Que j’avais fait ce matin-là, sur mon échelle toute personnelle d’interaction sociale, un bel effort. Et si j’étais tout à fait honnête, je dirais même qu’il ne m’en avait rien coûté. Car même si je n’avais aucune envie que deux inconnus débarquent dans nos vies pour échouer à contrecarrer le mutisme de ma sœur et surtout le mien, j’étais fier. Pas de son plan débile qui échouerait lamentablement à réenchanter notre quotidien, mais j’étais fier de ma mère qui n’avait besoin de prendre la place de personne pour trouver enfin la sienne.
J’étais fier et je souriais, tandis qu’avec Bagou nous aidions les deux gars à charger leurs valises dans le coffre, que ma mère s’engueulait déjà avec un chauffeur de taxi mal garé et qu’Ella maltraitait avec le plus grand soin ses cuticules, recroquevillée sur le siège du fond du van.
Nous n’étions pas sortis du parking que maman était parvenue à résumer quatre cents ans d’histoire familiale en trois phrases. Si sa belle-mère l’avait entendue, elle aurait fait barricader le domaine avant même que nous soyons sur la rocade bordelaise. À moins qu’elle n’ait réussi à prendre sur elle, afin d’écouter sa bru narrer l’ultime saison de cette saga à succès. Elle aurait été déçue, car le langage fleuri de ma mère ne portait aucune marque d’irrespect pour notre lignée. Elle qui était pourtant traitée avec bien peu d’égard, ne perdait jamais son temps à rendre la pareille. Son auditoire du jour ne l’en suivait pas moins avec grande attention, malgré les affres du décalage horaire. Ma mère avait fait de savants calculs pour choisir le meilleur moment de la journée afin qu’ils puissent appeler leurs parents, l’un en Inde, l’autre au Canada. Bagou lui avait suggéré qu’ils les joindraient sans doute avec leur portable, mais elle n’en avait pas démordu. Ce serait avec le téléphone de la maison qu’ils attesteraient de leur parfait atterrissage en terre inconnue et elle pourrait ainsi dire quelques mots à ces deux familles du bout du monde.
Trois mois auparavant, lorsqu’au détour d’une conversation mondaine qui l’ennuyait au plus haut point, ma mère avait appris qu’une association recherchait activement des familles d’accueil pour des lycéens en séjour linguistique, elle avait tout mis en œuvre afin d’en être. Parce qu’il fallait bien quelqu’un pour le remplir. Cet espace, ce vide qu’avait créé la mort de mon père et notre affectation à résidence au domaine. Et quoi de mieux pour égayer la vie de ses deux ados misanthropes que d’accueillir des amis de l’autre bout de la terre ? Nous avions eu beau lui exprimer notre refus total d’une relation épistolaire avec de parfaits étrangers et lui rappeler que notre seule et unique préoccupation était l’installation prochaine de la fibre dans le hameau, elle n’en avait eu cure. Comme à son habitude. La nouvelle déclinaison de son formidable élan de vie ne nous exposant pas à un risque létal, ma sœur et moi avions fini par lâcher, persuadés que notre grand-mère s’opposerait fermement à cette idée. Mais dans les joutes verbales, toujours feutrées et parfaitement calibrées qui étaient la marque de la famille, c’était finalement maman qui avait eu gain de cause. Une alliée de circonstance, dont nous n’avions jamais soupçonné qu’elle puisse dans un même mouvement s’associer avec notre mère et s’opposer à la sienne, lui avait apporté son soutien. Notre tante, Léontine, aussi effacée que nunuche, et dont le visage en forme de lune me rappelait celui d’une enfant coincée depuis plus de quarante ans dans un corps d’adulte.
Fruits de cette coalition improbable, Adriel de l’ouest et Devdas de l’est tentaient de synthétiser ce flot incontrôlé de paroles, dans une langue maternelle qui n’était pas la leur. Après les avoir suppliés de bien vouloir l’appeler Sabine et non Madame, notre mère avait entrepris de leur expliquer pourquoi aucun de ses deux enfants n’était guère prolixe et ne le serait pas davantage jusqu’à leur départ.
Tandis qu’Ella n’avait même pas daigné esquisser la moindre réaction à cette information, j’avais poliment lancé un signe de tête à mes deux nouveaux colocataires. J’avais certes été un peu déçu en voyant que, malgré un charisme certain et une carrure imposante chez Adriel, et des yeux d’un vert dont je n’aurais même pas pu soupçonner l’existence avant d’avoir croisé Devdas, aucun d’eux ne ressemblait à la fille de mes rêves. Ce vague espoir, un temps entretenu par leurs prénoms que je n’avais pas su genrer avec certitude, était désormais en-terré. Mais je n’avais pour autant aucune raison et encore moins l’envie de passer pour un gars méprisant vis-à-vis d’eux. Mon approbation tacite n’avait pas échappé à ma mère dont je croisai le regard magnanime dans le rétroviseur central. Et comme à chaque fois qu’elle tentait de s’excuser pour nous de notre mutisme, elle finissait son discours en s’appuyant sur Bagou.
— Adriel, Devdas, que ce silence d’Ella et Hugo ne vous inquiète surtout pas ! Ils vous expliqueront, en temps voulu, si vous le souhaitez. De toute façon, tout est une question d’équilibre. Nous sommes deux à parler pour quatre, ici. Si nous étions tous faits du même bois, votre vie pendant trois semaines serait impossible ! N’est-ce pas, les trois zozos ?
J’acquiesçai à nouveau de la tête et Bagou, confortée par le signal de ma mère, entreprit de se présenter à eux. Non, sous son meilleur jour, car elle n’en avait pas. Il n’y avait pas de bon ou de mauvais jour pour Babette, dont la propension à parler de tout pour ne rien dire lui avait donné un sobriquet naturel afin d’échapper à un prénom qu’elle détestait. Il n’y avait chez elle qu’une succession d’aubes et de crépuscules, qu’elle traversait d’humeur résolument égale. Jamais ombrageuse, toujours partante pour tout, elle était un compagnon de vie parfait depuis nos cinq ans. D’abord pour les vacances quand nous étions d’ailleurs, puis de tous les jours depuis que nous habitions ici.
Avec une simplicité désarmante qui aurait pu passer pour de la naïveté, de l’inconscience ou de la sottise pure pour ceux qui ne la connaissaient pas, elle entreprit de faire remarquer à Devdas et Adriel l’étrange hasard de leurs venues simultanées.
— Comme je vais dire une grosse connerie, vous faites semblant de ne pas avoir compris parce que j’articule que dalle, hein ? Mais là, aujourd’hui, dans ce van, c’est un peu un juste retour des choses pour cette andouille de Christophe Colomb, non ? C’est quand même trop cool de rencontrer un Indien ET un Indien. De l’est ET de l’ouest. D’Amérique et des Indes. Voilà, c’est dit. C’est con, mais c’est marrant comme coïncidence. Y a qu’en français, hein, je suis sûre, qu’on n’a pas été foutus de trouver deux mots différents ? Une fois qu’ils ont eu compris leur boulette en 1492, ils auraient pu trouver un autre truc, non, vous croyez pas ?
Adriel, dans un français parfait teinté d’un bel accent québécois, fit entendre sa voix pour la première fois. Calme, posée, un peu plus et il aurait pu avoir un effet sédatif sur ma mère et Bagou.
— Tu sais, au Canada, on parle des Premières Nations ou des peuples autochtones. Le mot indien, on ne l’utilise pas au quotidien. D’ailleurs, on parle pas de quelque chose d’homogène, mais de plein de groupes distincts, il y a plus de cinquante dialectes différents, en fait. Donc, la coïncidence Indien/Indien pour moi elle est pas ouf. Pas trop déçue que ma valise ne soit pas pleine de plumes et celle de Dev des saris de sa mère ?
Devdas, visiblement circonspect quant à cette dernière évocation, acquiesça lentement, puis finit par se lancer avec un large sourire, dévoilant des dents et une allocution presque parfaites.
— 100 % d’accord. Pas le hasard du siècle, et encore moins un signe du destin. Et si je commence à vous dire que j’y crois aux signes du destin, nous allons avoir une longue discus-sion sur les bons ou mauvais présages dans nos cultures. Vraiment très longue. On garde ça pour plus tard, non ?
— Vendu ! lança Bagou, visiblement soulagée qu’aucun des deux ne se soit offusqué de sa sortie pour le moins osée. Mais à une seule condition : vous nous expliquez ce que vous fichez ici, alors que l’un comme l’autre vous parlez mieux français que nous tous réunis !
La réponse d’Adriel ne se fit pas attendre, aussi légère qu’implacable : sa maîtrise du second degré s’annonçait à la hauteur de celle de notre langue.
— Je ne me serais pas permis, mais merci ! Et admettons que ce soit vrai, nous n’aurions aucun mérite avec Devdas. On vient bien de dire que deux d’entre vous ne parlaient pas du tout, non ?
À ces mots, Ella, toujours dans sa bulle à l’arrière, leva la tête, tandis que le reste du van partit dans un franc éclat de rire. Si j’avais compris à ce moment-là qu’il y avait ici davantage qu’un joli trait d’esprit, tout ne serait peut-être pas parti en sucette. Ça m’apprendra à être bon public, ce n’est pourtant pas le genre de la maison.

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