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Métempsychose

Métempsychose

Couverture livre 3D
Badge prix littéraire

Alex entre en première année d'études vétérinaires avec son meilleur ami Arius. Tous deux sont bien décidés à tout faire pour réussir et profiter de cette année de liberté.
Mais, dès les premiers jours, Alex fait des cauchemars étranges suivis d'hallucinations macabres : un jeune soldat roux, défiguré, hante ses jours et ses nuits.
Alors qu'Arius file le parfait amour avec sa nouvelle copine Noémie, Alex change et s'isole, assailli de visions sinistres.
Dans l'auditoire, il fait la connaissance de Lisa, une jeune fille mystérieuse, obsédée par la guerre, qui semble être la clef de ces apparitions et de l'étrange pouvoir qu'il sent grandir en lui.

Entre les ruelles de la ville et les profondeurs des Bois Maudits, comprendra-t-il ce qui lui arrive avant qu'il ne commette l'irréparable ?

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Un Extrait ?

1

Le soleil brillait de sa douce lumière de septembre, paré de couleurs chaudes annonçant l’arrivée imminente de l’automne. Les rayons pénétraient dans la cuisine en longues lignes obliques, filtrés par le fin voile devant la fenêtre. C’était une pièce carrée de taille moyenne dont le carrelage ocre semblait avoir vécu quelques milliers d’années : fendu, cassé sur certains coins, oscillant sous les pas négligents.
La grande fenêtre donnait sur un mini jardinet, à peine assez grand pour accueillir une vieille table en plastique et un micro barbecue. Des arbustes avaient été plantés comme un semblant de haie censée délimiter le terrain, mais son épaisseur rachitique et sa hauteur lilliputienne apportait tout au plus une vague ligne verte artistique. Il ne fallait pas avoir peur d’une certaine promiscuité dans le quartier. Mais, lorsqu’on est étudiant et qu’on a le luxe de pouvoir se loger dans une vraie petite maison - et pas un trou à rats comme la plupart - il aurait été mal venu de penser ne fût-ce qu’une seconde à se plaindre.
Alex Beckers faisait partie de ces chanceux, dont les parents avaient assez d’argent pour pouvoir lui éviter la chambre de deux mètres sur trois. Il avait trouvé cette petite maison, non loin du centre-ville, et avait sauté sur l’occasion pour proposer à son ami de toujours, Arius Bousso, de l’accompagner dans cette nouvelle aventure. Ils se connaissaient depuis l’école secondaire et rien ne semblait pouvoir les séparer. Ils avaient usé les mêmes bancs, choisi les mêmes options scientifiques et séché les mêmes cours, allant même jusqu’à se faire sortir par les mêmes profs en raison de leur délicate insolence. Différents physiquement, mais étonnamment semblables dans leurs âmes, ils savaient que cette cohabitation avait tous les ingrédients d’un mariage réussi, à un seul détail près : Arius était en couple. Pas depuis très longtemps, non. Juste quelques mois. Il naviguait encore sur un petit nuage dans la stratosphère dédiée aux cœurs transis.
Il avait rencontré Noémie lors des cours ouverts organisés par l’université. Étudiante de première année en sciences vétérinaire, elle tentait de se concentrer pendant le cours, importunée par le bavardage des invités juste derrière elle. Ces abrutis taillaient une bavette en toute impunité, peu tracassés par d’éventuelles répercussions vu qu’ils n’étaient même pas encore inscrits. Agacée, elle s’était alors retournée, la mine sérieuse et renfrognée. Raté. La peau d’ébène d’Arius mélangée à son sourire ravageur lui fit l’effet d’un coup de tonnerre. Les joues roses et des fourmis plein le ventre, elle avait passé le reste du cours à attendre qu’il se termine pour pouvoir discuter tranquillement avec le beau mec musclé. Et quelques rendez-vous plus tard, ils formaient officiellement un nouveau petit couple, aussi bien assorti que Laurel et Hardy.
Mais en ce matin de septembre, la douceur des vacances semblait déjà bien loin. Avachi sur une vieille table en formica blanc, Alex tentait d’émerger. Il avait un fichu mal de crâne et les idées peu claires. Que s’était-il passé cette nuit ? Il glissa les mains à l’arrière de son crâne et se gratta les cheveux paresseusement, le visage toujours plongé dans les manches de son sweat. Ce rêve. Ce drôle de rêve à la con ! Il entendit le claquement d’une armoire de cuisine suivi du pas traînant d’Arius puis le tintement d’un mug que l’on pose sans délicatesse sur le plan de travail. Jamais il n’avait fait un rêve pareil. Et ce sang ? D’où pouvait-il bien provenir ? Le petit clapet de la machine à café grinça et Alex grimaça lorsqu’il se referma d’un coup sec avant que le moteur ne se mette à vrombir. Les pas traînants se déplacèrent vers la fenêtre puis le jeune garçon tenta de se redresser lentement. Il jeta un coup d’œil en direction de son ami et vit son mètre quatre-vingt de muscles appuyé contre la porte vitrée, le visage tourné vers lui, la tasse arrêtée devant les lèvres et les yeux transformés en billes sombres exorbitées. Se sentant scruté, Alex leva un sourcil interrogateur avant de se redresser complètement en soupirant. Épuisé, il s’appuya contre le dossier de la chaise, profitant de ce changement de position pour étendre ses jambes sous la table.
— Ça va ? demanda Arius.
— Oui… Pourquoi tu me demandes ça ?
— Ta tête, man !
— Quoi ma tête ?
— Ben… T’as une drôle de couleur.
— J’ai vraiment mal dormi, fit-il en posant le plat des mains devant son visage.
— Non, non, ce n’est pas ça. T’as vraiment une drôle de couleur ! T’es plus très blanc pour un blanc !
Il posa le mug sur le coin de la table, fronça un quart de seconde le nez et s’élança dans le salon avant de revenir quelques instants plus tard avec un petit miroir carré.
— Regarde, fit-il en le braquant pile devant son ami.
Alex pencha légèrement la tête pour éviter le reflet du soleil. Il vit doucement apparaître son double et étouffa un cri en se voyant. Son visage, rouge orangé, était parsemé de traces circulaires, doux mélange entre zones frottées et zones dégueulasses.
— Tu t’es blessé ?
Il ferma les yeux quelques secondes, le temps de réfléchir à une réponse qui aurait un minimum de sens.
— Non, je… J’ai saigné du nez cette nuit. J’ai pas vraiment eu le courage de me nettoyer à trois heures du mat’. J’en ai foutu partout, hein ?
— Ben ça, pour un saignement de nez… Il t’en reste encore un peu j’espère ! T’as l’air d’avoir perdu trois litres !
— Bah tu sais, c’est vite impressionnant, mais finalement, ce n’est pas grand-chose.
Arius l’observa un bref instant, bouche de travers, avant de prendre une première gorgée de café. Il ne valait mieux pas que son pote sorte comme ça. Il allait faire fuir toutes les nanas avant même que l’année n’ait commencé. Il le regarda se lever péniblement puis emprunter l’escalier en colimaçon qui montait au premier étage avant de le voir disparaître dans un grincement de plancher.
Arrivé au premier, Alex traversa la petite mezzanine éclairée par la lumière traversant deux Velux et entra dans la chambre de droite. Celle d’Arius se trouvait juste en face de la sienne. Au vu de l’épaisseur des murs, c’était un véritable miracle qu’il n’ait pas été réveillé par ses cris nocturnes.
Les deux chambres se ressemblaient beaucoup, mais Alex avait hérité de celle qui possédait un petit lavabo. Elles étaient toutes les deux situées dans le toit et avaient déjà prouvé toutes leurs capacités à se transformer en fours lors des chaudes journées d’été. Il avait placé son lit juste en face de la porte afin de laisser le reste de l’espace libre pour y mettre une armoire ainsi qu’un bureau. Il ne se faisait pas beaucoup d’illusions quant à sa capacité à pouvoir travailler seul face à sa planche de bois, mais il n’avait pas osé refuser lorsque son père le lui avait proposé dans les allées d’Ikea. Après tout, un étudiant, ça a besoin d’un bureau, c’est bien connu, même s’il était intimement convaincu que son travail serait mille fois plus bénéfique assis à la table de la cuisine aux côtés d’Arius plutôt que seul cloîtré dans sa chambre. Mais ça, il ne fallait surtout pas le dire au paternel. Chirurgien renommé, travailleur acharné et assidu, il avait passé de longues soirées à lui répéter l’importance de se mettre au travail dès la rentrée, de ne pas laisser s’accumuler trop de matière et de ne surtout pas se laisser déconcentrer par toutes ces beuveries estudiantines dont les cercles avaient le secret. Alex l’avait écouté d’une oreille polie, préférant ne pas rentrer dans un débat dont il ne ressortirait de toute façon pas gagnant. De plus, s’il avait choisi la médecine, ce n’était pas vraiment celle que son géniteur aurait souhaitée. Si son aîné avait choisi d’opérer des humains et de leur ouvrir la poitrine, lui voulait se tourner vers la médecine vétérinaire. Les animaux ! Non ! Impensable ! Son père en avait été malade pendant plusieurs semaines, allant même jusqu’à le traîner dans ses salles d’opération afin de le faire changer d’avis. Mais Alex préférait de loin le contact humide d’une truffe aux mièvreries d’un vieux bonhomme obèse aux ongles d’orteils trop longs. Il était rentré un soir, la tête basse, mais les pieds bien ancrés dans le sol, et avait déposé discrètement son papier d’inscription à la fac sous les yeux de son père, entre un plat de haricots et un poulet rôti. Le paternel avait soupiré bruyamment en laissant tomber sa fourchette dans son assiette puis s’était essuyé les lèvres et avait avalé deux grosses gorgées de vin rouge. Après quelques longues minutes, qui parurent une éternité, il avait enfin ouvert la bouche pour lui demander à combien s’élevait le minerval, lui donnant l’autorisation officielle d’entamer les études de son choix.
Pour Arius, tout avait été plus facile. Issu d’un milieu peu aisé avec un père absent, le fait de pouvoir aller à l’université était déjà une chance en soi. Il faisait la fierté de sa mère qui n’avait de cesse de crier à qui voulait l’entendre que son fils adoré allait devenir un grand médecin. Elle omettait à chaque fois de dire qu’il s’agissait de médecine animale, mais après tout, elle s’en fichait un peu. Un docteur, c’était un docteur, que ce soit pour les bêtes ou pas. Après avoir obtenu une bourse d’études, il avait salué la proposition de son pote concernant la petite maison à se partager et avait accepté sans trop réfléchir.
Alex passa rapidement en revue ce qui se trouvait dans sa chambre et s’arrêta sur les boulettes de mouchoirs ensanglantés traînant à côté de son lit. Comment expliquer ce qui lui était arrivé ? La terreur qu’il avait ressentie quelques heures plus tôt tenta de contracter son estomac. Non, il n’avait pas saigné du nez. C’était impossible. Pas comme ça, pas avec cette consistance. On aurait dit que quelqu’un avait fait exploser un pigeon pile au-dessus de lui, les plumes en moins. C’était juste immonde. Immonde et répugnant. Soudain, il saisit la petite poubelle se trouvant à côté de son bureau et se mit à y bourrer tous les mouchoirs en les attrapant à pleines poignées. Il fallait les enlever, faire disparaître toute trace de cette fantasmagorie aux relents nauséabonds. Le ramassage accompli, il planqua la poubelle sous son bureau et se dirigea vers le lavabo. Il ouvrit le robinet et ferma les yeux avant de s’éclabousser généreusement la figure, la rage au ventre. Rapidement, l’eau se mit à tournoyer en prenant une teinte rosée avant de disparaître dans le siphon dans un drôle de gargouillis.
Le type se tenait debout, les pieds calés entre les cadavres de ses ennemis.
Il glissa les doigts pour insister au niveau des tempes.
Le type posait le canon juste sous son menton.
Il remplit le creux de ses mains et envoya le liquide inonder son visage et son cou.
Il allait appuyer sur la détente.
— Non ! cria-t-il en frappant du poing sur le rebord du lavabo. Ce n’était qu’un rêve ! Un putain de rêve !
Il attrapa une petite serviette bleue et y enfouit son visage, serrant les doigts dans le tissu éponge jusqu’à ce que ses jointures lui fassent mal, jusqu’à ce que cette fichue image s’estompe enfin. Elle se dissipa telle une brume matinale, s’étirant en volutes troubles qui finirent par disparaître totalement. Enfin. Rassuré, il se regarda dans la glace et passa machinalement une main dans ses cheveux pour les rabattre vers l’arrière. Geste inutile. Sa tignasse noire était régulièrement passée à la tondeuse sur 18 mm et il n’y avait vraiment rien à rabattre. Il se regarda à nouveau et fronça les sourcils en se donnant un air sévère, puis il força un faux sourire et refit la grimace, s’attardant sur ses traits fins qu’il n’aimait pas plus que ça. Arius, lui, avait un visage plein et des lèvres épaisses qu’il lui avait toujours enviés. Un peu aigri, il balança la serviette sur son lit et se mit torse nu tout en laissant choir ses vêtements sur le sol. Il étudia son reflet dans la glace et posa les doigts contre les muscles de ses abdominaux en soupirant. Il respira à fond, soulevant exagérément ses côtes qui saillirent et lui donnèrent un air famélique. Pas étonnant que les filles ne s’intéressaient pas à lui. Avoir une belle tronche et des yeux bruns captivants ne semblait pas suffire, il leur fallait aussi les biceps et les tablettes de chocolat. Il avait les tablettes, mais pas les gros bras. À côté d’Arius, dont le corps s’était embelli tout au long de ses séances de boxe, il avait l’air d’un petit moineau fragile. Las, il soupira, puis s’avança vers son armoire afin d’y prendre une tenue un peu plus présentable. Il attrapa un jeans bleu foncé et enfila une chemise mauve à petits carreaux dont il releva les manches d’un geste sûr. Avec le soleil qui accompagnait généreusement les premiers jours de septembre, le court était encore de rigueur.
Il sortit dans le couloir et vit que la porte d’Arius était grande ouverte. Il était certainement déjà prêt et l’attendait en bas. Il descendit les escaliers quatre à quatre et aperçut son ami à côté de la porte d’entrée, pianotant sur son téléphone. Ses deux pouces allaient et venaient à une vitesse inouïe et Alex se mit à penser que s’il devenait aussi habile en opérant, il risquait bien de faire fortune.
— J’envoie un message à Noémie ! Elle va nous rejoindre. Ça sera plus facile, elle nous montrera où se trouvent les différents auditoires. Tiens, tu es propre ? C’est vachement mieux comme ça, man ! T’avais un peu la tronche d’un boucher.
Un boucher… Sûr que les bouchers s’amusaient à prendre des bains de sang, tiens ! Il lui rendit un sourire timide alors que son esprit revenait sur le début de ses paroles. Noémie, Noémie. Encore elle. Certes, il l’aimait bien. Mignonne, souriante, pleine de joie de vivre, intelligente… Mais c’était Noémie. Une fille ! Il avait imaginé que ce début d’aventure estudiantine serait plus… Entre mecs, quoi. Comme dans les films… Ils seraient partis ensemble à la recherche de belles étudiantes, auraient dragué un peu, de quoi s’amuser sans se caser, auraient rapidement transformé la baraque en une espèce de trou à rat plein de chaussettes sales et de cartons de pizzas… Non, ça, peut-être pas. Son père cardiologue l’aurait littéralement tué. Juste les chaussettes sales alors. Ils auraient passé des soirées devant la télé à commenter les émissions débiles… Mais depuis l’arrivée de Noémie, tout cela s’était envolé avant même d’avoir commencé. Arius était sans cesse pendu à son fichu téléphone et il ne se donnait pas trois mois avant que la copine ne finisse par venir habiter avec eux dans la maison.
Il décrocha les clés toujours enfoncées dans la serrure et ouvrit la porte. L’air était étonnamment doux en ce début de journée et il posa immédiatement ses lunettes de soleil sur le nez. Ils s’engagèrent dans une petite ruelle qui filait droit entre deux maisons et longeait plusieurs jardins, aussi microscopiques que le leur. Après une dizaine de minutes à peine, ils arrivèrent au cœur de la ville piétonne. La cité universitaire était déjà très animée à cette heure matinale et Alex vit passer devant lui un certain nombre d’étudiants, habillés en costume et cravate, la tête plongée dans une dernière relecture avant examen.
Septembre. Passage des secondes sessions, ou : comment vous gâcher les vacances alors que vous n’en avez pas eu beaucoup. Ou peut-être que si, justement… Vous en avez trop pris, d’où la seconde sess’ pour rattraper les examens ratés !
Il s’imagina passer ses précieux mois d’été enfermé dans sa petite chambre à étudier ses cours tandis que ses parents iraient certainement se dorer la pilule au soleil, en Grèce ou en Turquie. Il grava cette image dans un coin de son cerveau et se promis de la faire ressortir dans les moments de faiblesse afin de se redonner le petit coup de boost nécessaire. Tous ces étudiants avaient l’air las et fatigués, semblant renâcler à retourner au bagne. D’autres, en revanche, paraissaient frais et reposés et affichaient un air doré qui devait aller de pair avec une réussite directe et des vacances au soleil. Promis, juré, il ferait partie de cette catégorie.
Ils arrivèrent devant la gare où Arius avait donné rendez-vous à sa chère et tendre. En la voyant attendre tranquillement juste à l’entrée de la galerie, Arius sourit en accélérant le pas. Avec sa taille impressionnante, il la dominait largement. Sa peau café au lait contrastait délicatement avec celle plus foncée d’Arius et ses cheveux, crinière de boucles noires ébouriffées, lui arrivaient jusqu’aux épaules. Elle portait un pantalon bleu qui mettait ses courbes généreuses en valeur ainsi qu’un chemisier vert fluide dont la transparence était rendue coquette grâce au débardeur qu’elle avait en dessous. Arius l’enlaça tendrement en l’embrassant avec fougue, oubliant l’espace de quelques secondes que son pote se trouvait juste à côté de lui.
— Salut, Alex ! lança la jeune fille en se penchant au-dessus du biceps de son homme. Je vous ai concocté un petit programme spécial découverte de la ville. J’ai suivi le plan que j’avais dans mon kot et j’ai numéroté les différentes étapes… Tiens !
Elle plongea la main dans la poche arrière de son pantalon et en sortit une feuille A4 repliée. Elle défroissa le papier, le parcourut des yeux rapidement puis le tendit au jeune garçon qui le saisit mollement.
— On va commencer par les bâtiments dans lesquels vous aurez cours. Je suis partie du principe qu’ils ne changeraient pas par rapport à l’année passée. Ensuite, on passera devant les différents lieux de retrouvailles. Le cercle est sur la place des sciences, il est facile à repérer. Enfin, je vous montrerai les petits coins où les sandwiches ne sont pas trop dégueus. C’est toujours bon à savoir quand on a une pause de midi restreinte !
Elle parlait avec beaucoup de ferveur et avait l’air d’avoir passé un certain temps à préparer son petit tour. Noémie, miss studieuse, avait passé tous les examens haut la main et alliait avec une facilité déconcertante un profil intellectuel avec celui d’une bonne vivante. Ce petit programme n’étonna pas Alex qui le replia religieusement et le cala dans sa propre poche arrière avant d’emboîter le pas aux tourtereaux.
Ils remontèrent la rue des Wallons en passant devant plusieurs boutiques sans prendre le temps de ralentir. Alex, qui ne connaissait pas du tout la ville, essayait tant bien que mal de jeter de rapides coups d’œil autour de lui afin de repérer son nouvel environnement. Laverie automatique, agence de voyages, snack… Il s’arrêta soudain devant la vitrine d’un marchand de jeux de société dont la devanture lui parut d’emblée extrêmement attractive. Le type avait l’air d’avoir à peu près tout ce qui existait en matière de jeux, y compris des modèles en bois dont le prix ne devait certainement pas être piqué des vers. Il repéra un plateau d’échecs dont la finesse du travail des pièces le fit frémir. L’ensemble brillait, lustré à merveille, et il sut immédiatement qu’il ne pourrait pas dormir tranquille tant qu’il n’aurait pas réussi à s’acheter cet objet si précieux.
Il adorait jouer aux échecs. Quand il était petit, son grand-père avait passé des heures à tenter de lui apprendre les mille et une tactiques afin d’en faire un joueur imbattable. Ils avaient passé ensemble un nombre incalculable de soirées à jouer jusqu’à finir par s’endormir de fatigue entre une tour et un fou. Alex avait perdu, pleuré, rouspété, il avait même déjà envoyé valser le plateau de jeu alors qu’il était à un mouvement de la victoire et que son grand-père l’avait pris par surprise. Mais jamais il ne s’était découragé. Et puis un jour, il prononça son premier « échec et mat ». Le grand-père fit basculer son roi et le coucha sur le plateau, gratifiant son petit-fils d’un sourire empli de fierté qu’Alex n’oublierait jamais.
Il se redressa et décolla son nez de la vitrine en y laissant une petite trace ronde, l’esprit encore englué dans ces souvenirs heureux, avant de chercher ses amis du regard. Ceux-ci avaient continué à avancer sans se rendre compte qu’il ne suivait plus, et se trouvaient à présent une cinquantaine de mètres plus loin. Sympa les gars, merci ! Bras dessus, bras dessous, ils voguaient dans un monde sucré rempli de cœurs et de mièvreries exaspérantes. Cette vision désagréable lui contracta l’estomac. Jaloux ? Certainement pas. Mais ils auraient pu l’attendre. Légèrement déçu, il partit au petit trot et rejoignit les tourtereaux en quelques secondes à peine.
Ils arrivèrent ensuite à la place des sciences, pôle principal des études de ce domaine. Légèrement renfoncée par rapport au niveau du sol, elle formait un grand carré fait de planches en bois usées par les passages de pieds et la météo capricieuse. De grandes marches en béton l’encadraient, gradins improvisés bienvenus pour toutes sortes d’occasions. À gauche se trouvait un grand bâtiment gris dont la façade avant possédait toute une série de portes vitrées. En face, l’ancienne bibliothèque se dressait, majestueuse, amas de béton et de lierre à la géométrie étrange.
Alex se sentit tout de suite très à l’aise dans ce décor au style architectural un peu brut. Et puis, il avait quand même de la chance de pouvoir faire ses études dans une ville où les voitures étaient reléguées au placard. On croisait bien quelques vélos ou autres planches à roulettes, mais l’étudiant de base se déplaçait majoritairement sur ses deux guiboles, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Il vit Noémie faire le tour de la place et se diriger vers l’une des portes vitrées du bâtiment principal puis y entrer avec Arius, non sans s’être retournée afin de s’assurer qu’il la suivait toujours. Il accéléra le pas et pénétra à son tour dans le hall dont il fut saisi par la fraîcheur ambiante. Les murs, blancs, étaient recouverts de grands panneaux sur lesquels avait été épinglé tout un tas de listes. Horaires d’examens, noms d’étudiants, et même, pour certaines, résultat obtenu à l’examen. Ces dernières n’avaient pas l’air folichonnes. Des 12, quelques 14… et beaucoup de 8, de 6… Il fit la moue, posa son doigt sur la feuille et le fit glisser afin de remonter vers l’intitulé du cours. Physique. Arg ! Il savait qu’il devrait s’en taper neuf heures par semaine. Et rien qu’en première année. Après, plus rien. Comme si l’on se servait de ce cours pour faire un tri parmi les élèves tout frais ! Déjà qu’il n’aimait pas trop les mathématiques… Il ne restait plus qu’à espérer que la physique soit plus amusante sinon, l’année risquait d’être vachement pénible.
Certains auditoires situés dans ce bâtiment contenaient un plus grand nombre de personnes et servaient aux grands rassemblements. Alex se rapprocha doucement de ses amis, les mains dans les poches, et se tourna vers une double porte en bois.
— Vous verrez, dit Noémie. Vous aurez un premier rassemblement dans cet auditoire.
Elle pointa le doigt en direction de ladite porte tout en souriant.
— C’est toujours là qu’ils rassemblent les premières années. Ils vous feront leur petit laïus pour vous faire peur et vous inciter à ne pas trop faire la fête, mais en règle générale, cela ne marche pas trop. Ici, c’est un peu le QG des sciences générales. Mais nous, les vétés, on est un petit peu à part. Venez !
Elle opéra un demi-tour et repartit vers la sortie, Arius la suivant immédiatement comme un brave petit toutou, tandis qu’Alex fronçait les sourcils. Il avait entendu un bruit, comme un gémissement plaintif, qui semblait venir de l’autre côté du mur. Intrigué, il fit quelques pas vers la double porte et la poussa du plat de la main, non sans avoir vérifié que personne ne pouvait le voir. Le battant s’ouvrit sans aucune résistance et le jeune garçon risqua un œil à l’intérieur, le cœur battant.
L’auditoire était immense. Une vingtaine de rangées de sièges en bois, disposées en escalier, formaient un grand demi-cercle flanqué d’un tableau vert surmonté d’un gigantesque panneau blanc. Chaque siège en bois était rabattu comme au cinéma et possédait une petite tablette carrée à tirer. À vue de nez, Alex calcula qu’on pouvait certainement mettre plus de 500 personnes dans l’auditoire. 500. Il pouvait avoir cours avec 499 autres personnes. C’était complètement dingue.
Le gémissement reprit, plus fort et plus distinct. Il avait un petit quelque chose d’étrange qui le mit instantanément mal à l’aise. Alex balaya l’auditoire vide et aperçut une silhouette, droite et figée, installée pile au milieu de la salle. Le visage tourné vers l’écran blanc, pas un seul de ses muscles ne bougeait. De là où il se tenait, Alex ne pouvait voir que le sommet de son crâne roux dépasser par-dessus les rangées de sièges. Curieux… Que venait faire ce type, tout seul, dans cette salle vide ? Est-ce qu’il pleurait ? Il avait raté son année ? Un frisson désagréable parcourut son échine. Il se recula et laissa la porte se refermer derrière lui en va-et-vient silencieux, avant d’être pris d’un accès de curiosité. Vraiment, c’était franchement bizarre. Il repoussa à nouveau le battant, les yeux plissés, mais s’arrêta net.
Plus personne. Le type avait disparu. Il scruta l’auditoire dans ses moindres recoins, mais le rouquin avait bel et bien disparu. Volatilisé. C’était impossible. Impossible. Jamais il n’aurait eu le temps entre deux battements de porte de disparaître de la sorte. Et pourtant… Quelque chose se contracta au fond de lui, comme un début de trouille, le poussant à quitter les lieux en courant.
Dehors, le soleil rasant inondait la place, l’obligeant à poser la main en visière afin de chercher ses amis. Personne. La colère remplaça la peur, triturant ses nerfs. Après tout, c’était avec Arius qu’il devait faire la visite, mais maintenant que Miss Noémie avait débarqué, il se retrouvait systématiquement à la traîne. Tout cela parce que Mademoiselle avait envie de jouer les guides touristiques. Et bien sûr, Arius fonçait tête baissée, trop heureux d’avaler les paroles de sa douce ! Combien de temps leur faudrait-il pour se rendre compte qu’il ne les suivait plus, hein ? Frustré, il décida de ne plus leur courir derrière et s’installa le plus confortablement possible sur les gradins en ramenant les genoux près de son menton.
Le soleil envoyait ses rayons bienfaisants et il en sentit l’effet immédiat à travers le fin tissu de sa chemise. Il ferma les yeux et dirigea son visage vers la chaleur, oubliant l’espace de quelques secondes la rancœur qui l’avait titillée.
— Je peux m’asseoir ? fit une voix devant lui.
Il ouvrit un œil, agacé. Une jeune fille aux cheveux noirs mi-longs se tenait devant lui, un paquet de feuilles bien serré contre sa poitrine. Il se redressa et s’écarta légèrement vers la gauche sans dire un mot puis reprit sa position de tournesol. La jeune fille s’installa, croisa les jambes sans lâcher ses précieux papiers, observa le bâtiment se trouvant devant elle un bref instant puis se tourna vers lui.
— C’est beau ici, tu ne trouves pas ?
— Mmmm, fit-il sans ouvrir la bouche.
Non, vraiment, il n’avait pas envie d’engager la conversation. Les minutes passaient et les autres n’avaient toujours pas remarqué son absence. Bien sûr, Noémie était tout à son petit tour. Mais Arius ? Enfin ! Merde, quoi ! Il aurait pu s’en rendre compte à la fin !
— Je m’appelle Lisa ! lança soudain la jeune fille en lui tendant la main.
Il tourna la tête et vit son bras tendu vers lui, en attente d’un geste retour.
— Alex, fit-il sans bouger.
Elle regarda sa propre main comme si elle était sale puis haussa les épaules et la replaça sur ses précieux papiers.
— Tu es inscrit en quoi ?
Bon, allez, s’il lui répondait, peut-être qu’elle s’en irait après quelques questions.
— Vété.
— Moi aussi !
— Paraît que la première est hyper difficile. Prête à être désillusionnée ou déçue ?
— T’es un sacré positif, dis donc ! fit-elle en souriant timidement.
— Je ne suis ni positif ni négatif. Mais il faut avouer que c’est souvent la même chose. Quelle que soit ta motivation à la base, il y aura toujours des trucs qui n’iront pas comme tu l’imaginais. Attends-toi à être déçue d’une manière ou d’une autre à un moment ou un autre. C’est comme ça !
Il avait terminé sa phrase en se fâchant presque, déversant sa frustration. Surprise, la jeune fille s’était légèrement reculée. Il la fixa une fraction de seconde puis se ratatina sur lui-même, visiblement honteux.
— Je m’excuse, articula-t-il doucement. Je… Je n’aurais pas dû te parler comme ça.
Elle se leva sans dire un mot et alla s’asseoir trois bancs plus loin, le nez levé et la bouche tordue vers le bas. Super ! Bravo, Alex ! T’as encore gagné le gros lot ! Il jeta un œil en direction de la jeune fille et imagina se lever pour aller s’excuser encore une fois, mais se ravisa, persuadé qu’il s’enfoncerait plus qu’autre chose.
À présent, la place était bien animée. Quelques couples s’enlaçaient tendrement, assis sur les marches de béton, et il pensa immédiatement à Noémie et Arius. Il balaya du regard les passants, attendit encore une bonne demi-heure et les vit enfin arriver en provenance du haut de la ville. Les deux tourtereaux ne semblaient pas vraiment se soucier du fait qu’il leur manquait un élément (pourtant essentiel). Lorsqu’Arius le vit, il leva le bras en l’appelant si fort que tous se retournèrent. Alex se sentit rougir. Il n’aimait pas être au centre de l’attention. En plus, la Lisa s’était retournée aussi ! Super de chez super !
— T’étais passé où, man ? lança Arius en lui donnant une claque amicale dans le dos. On t’a cherché partout !
Que dire ? Qu’il ne voulait pas jouer les chaperons ? Qu’il avait l’impression de ne pas avoir le temps de regarder ce qu’il voulait ? Qu’il se sentait de trop ? Il fit le plein d’air dans ses poumons pour répliquer un truc bien cinglant, mais au dernier moment, il se ravisa.
— Je vous avais perdu de vue alors je me suis dit que j’allais simplement vous attendre ici.
— Faut suivre, man ! Faut suivre ! Noémie m’a montré des tas de trucs là-bas. Y’a des labos et tout ! On va s’marrer, moi j’te l’dis !
— Bon, on continue ? lança Noémie. Ensemble cette fois-ci ! On en profitera pour aller manger un bout ! Ça vous tente ?
Les deux garçons acquiescèrent et le petit groupe repartit en direction de la gare. Alex se retourna une dernière fois vers les bancs, mais Lisa ne s’y trouvait plus. Il la vit partir en courant, les bras toujours bien serrés contre son tas de papiers, et se dit que franchement, sur ce coup-là, il avait bien merdé.

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