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– Le début de la fin –


La voiture filait dans la nuit.
Une bouteille de whisky vide dansait sur le siège passager. Plus de job, plus de petite amie, plus d’appartement.
Une seule journée lui avait suffi pour tout démolir.
Bravo Thomas ! T’es qu’un loser.
Il détestait le whisky, mais seul ce bon vieux Jack
Daniel’s lui avait tendu les bras. La radio vomissait une musique bien trop criarde pour ses oreilles, tandis que la gomme des pneus dessinait des arabesques sur le bitume chaud. Il ne prenait pas les tournants, il les volait.
Il allait trop vite, bien trop vite, et n’entendait même plus les klaxons affolés des conducteurs d’en face. Les phares blancs l’éblouissaient à travers ses larmes. Il avait l’ivresse triste.
Dommage.
Dans ce moment d’égarement, cet imbécile était venu défier la Mort.
Je dois d’emblée vous l’avouer : j’ai un faible pour les soûleries en tout genre. Dans mon top 100 des morts les plus mémorables, elles sont classées en bonne place.
Comme ce type, un certain Arthur. Cet imbécile s’était lancé, nu sous une cape rouge, du haut d’un gratte-ciel en plein cœur de la Big Apple. Il pensait voler, le bougre. Je le vois encore agiter les bras avec frénésie. J’en ai pissé de rire des années durant. Cet idiot s’est écrasé tête la première sur le pare-brise d’une voiture, une Camaro rouge, ma préférée. Sa cape s’est rabattue sur le toit, laissant apparaître son gros cul tout nu. J’ai bien rigolé, je l’avoue. Les New-Yorkais sont de loin mes meilleurs clients. J’ai pris un selfie. Le flash a bien mis en valeur ses fesses pâles et lisses comme les seins de Cléopâtre. Je n’avais pas de smartphone dans l’Égypte ancienne. C’est dommage, j’aurais pu garder un petit souvenir de cette chère Cléo.
J’aime bien les célébrités. Elles s’attachent toujours plus que de raison à la vie. Elles pensent sans doute que la leur a plus de valeur que celle du quidam. Quelle farce ! Je leur enlève avec une délectation toute particulière, à la petite cuillère. Je possède déjà quelques portraits d’anthologie, mais je ne vous dirai pas de qui. Sauf si vous insistez… Je devrais publier un livre. Je crèverais le plafond, c’est certain. Il faudra que j’y pense sérieusement. Ça me ferait des pépètes. Pépètes , vous avez compris le jeu de mots ? Arthur, son cul nu. Vous y êtes. Je sais, j’ai un humour de chiotte . Mais il en faut dans ce boulot, je vous l’assure.
Revenons un instant à cette chère Cléo. Vous pensez sans doute qu’elle s’est suicidée avec un panier de figues agrémenté de deux cobras égyptiens. Eh bien, non. La réalité est beaucoup plus amusante. Je dois vous la raconter, celle-là !
Par un beau matin d’un été de feu, avant que le soleil ne darde ses rayons brûlants, la dame se baladait dans ses jardins, plongée dans ses rêves de conquête. Un sourire
errant sur ses lèvres, elle repensait à son frère Ptolémée XIV et à sa sœur Arsinoé, tous deux exécutés par ses soins. Je me rappelle bien la haine envers leur sœur qu’ils me crachèrent à la figure lorsque je vins les chercher. Il faut dire qu’elle était terrible, Cléo VII. Je n’aurais pas voulu être de sa famille. On n’y faisait guère de vieux os. Enfin, les momies, si, bien sûr. Mais vous aurez compris l’image.
Donc, la psychopathe se délectait de ses souvenirs macabres lorsque les figues mangées la veille (c’est là que les figues interviennent) lui lancèrent des crampes violentes dans les intestins. Cette fainéante ne se donna pas la peine de se rendre aux latrines toutes proches et fit sous elle, derrière un bosquet desséché. À ce moment précis, un uræus – un cobra d’Amon-Rê – décida de prendre l’air (c’est là que le cobra entre en scène). En entendant un frémissement derrière elle, la belle se releva, puis se pencha en avant pour mieux voir. Le cobra décida alors de goûter à son sein gauche. Soudain, elle me vit et me brûla de son regard de braise plein d’espoir. La morsure du bestiau n’était-elle pas censée lui donner divinité et immortalité ?
Encore une belle idiotie. À part moi, je n’ai jamais croisé d’autres immortels, n’en déplaise à Tolkien ou aux Highlanders.
De gauche à droite, je secouai lentement la tête. C’est peine perdue de tenter de négocier avec la Mort. Je lui ai fait signe de se pousser sur le côté, mais elle n’a pas compris. Je n’avais pas que ça à faire. Alors, j’ai coupé le fil et elle est tombée pile dedans.
Je sais, ça casse un peu le mythe. Bien sûr, je savais que l’histoire avec un grand H allait, comme à son habitude, se charger de réécrire la fable en y ajoutant quelque poésie romanesque.
Vous connaissez à présent la véritable fin de la fameuse Cléopâtre. Si vous êtes sages, je vous en raconterai d’autres. J’en ai plein en réserve. C’est ainsi, je me souviens de chacun de vos derniers instants. Vous pensez sans doute que le contraire de la vie, c’est la mort.
Non, croyez-moi.
Le contraire de la vie, c’est l’oubli .
Revenons à ce cher Thomas.
Toujours absorbé par sa course folle, il ne remarqua pas la chute de la bouteille de Jack que je venais de pousser du bout de la fesse pour m’asseoir sur le siège du mort, ou plutôt de la Mort, dans mon cas. (Parce que je suis une fille, mais j’y reviendrai plus loin.)
Il m’a regardée à travers une brume d’alcool, ses cheveux collés à son front en sueur et lui tombant dans les yeux. Il aurait pu être mignon, dans d’autres circonstances. Ses prunelles éteintes m’observaient, sans peur ni amertume. Du revers de sa manche, il essuya la morve qui coulait de son nez et me sourit . Cela ne m’a pas étonnée, j’en ai déjà tellement vu. Mais, les ivrognes me réservant parfois quelques surprises, je restai sur mes gardes.
— Je suis ici pour toi.
Celle-là, c’est MA phrase. Si vous l’entendez un jour, c’est que c’est le dernier. Simple, concise, efficace. Comme j’aime. Pas de fioritures, pas de quoi les mettre dans tous leurs états.
— Tu pues de la gueule , me répondit-il, avant de pouffer de rire.
Là, je dois avouer que j’ai levé un sourcil. Il venait tout juste de gâcher mon entrée. Moi qui me lave les dents trois fois par jour, plus le fil dentaire… J’ai soufflé dans ma main. Le lascar avait raison. Ce n’était pas à tourner de l’œil, mais quand même. J’ai ramassé le cadavre de Jack et j’ai tété les quelques gouttes oubliées.
— C’est mieux comme ça ?
— Bof.
Son fou rire repartit de plus belle. Là, j’ai senti la moutarde me monter au nez et j’envisageai soudain une mort agonisante. Parce que, croyez-moi, si je le veux, je peux faire durer le plaisir. Et ce petit imbécile venait de décrocher le grand jeu.
— Alors, ça ressemble à ÇA, la Mort ?
Il avait prononcé ces mots en les enrobant d’une guimauve pâteuse pleine de mépris.
— Ben quoi ? ai-je dit.
J’avais pris une apparence neutre : ni « une bombe » comme vous dites, ni la vieille décatie qu’on m’attribue souvent. Juste une mignonne brunette sympa et avenante. La trentaine, à tout casser.
Je peux changer d’apparence à ma guise, selon mes envies, mon humeur ou mon interlocuteur. Lorsque je vais voir un enfant (vous allez encore me détester), je me confectionne une tête de douce grand-mère, de Minnie aux grandes oreilles ou de gentille Fée Bleue. Il m’arrive de le faire sourire une dernière fois. Ce n’est pas la partie du métier que je préfère.
— J’aurais pu venir avec des gros seins et une bouche pulpeuse.
— Tu aurais dû.
Voilà qu’il me tutoyait à présent. J’eus soudain des envies de meurtre, ce qui – il faut bien l’avouer – est plutôt bizarre dans mon cas. Je tue, d’accord, mais je n’assassine pas. Je n’ai nulle envie de vous tuer, je remplis juste le rôle qui m’a été confié.
Pour la première fois de ma longue carrière, je voulais le tuer. Je crois bien que j’étais vexée. Vexée qu’il n’ait pas peur, pas même une petite appréhension ; vexée qu’il ait l’outrecuidance de me rire au nez ; vexée qu’il rigole, tout simplement.
Et puis, il a prononcé une phrase, une phrase qui
résonne encore en moi aujourd’hui.
— Finalement, à quoi ça sert tout ça ?
Voilà.
J’aurais pu vous dire que c’est devant un petit cancéreux que j’ai eu le déclic. Mais non. C’est à ce moment précis, dans cette voiture qui filait à toute allure, avec ce crétin pour seule compagnie (Jack étant définitivement mort), que j’ai décidé de mettre fin à ma longue carrière.

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