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Le Meurtre de Richard McMalone

Le Meurtre de Richard McMalone

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1


Il est dangereux de remuer la mémoire du temps. Pourtant, à l’aube de mes cinquante-cinq ans, je me sens happé par les événements du passé.
Il avait ce même âge lorsque sa vie lui fut retirée.
Richard McMalone, ma première affaire.
C’était en 1986. Fraîchement sorti de l’École Nationale Supérieure de Police, j’étais impatient de faire mes preuves. Arrivé dans le trio de tête de ma promotion, j’avais pu choisir le lieu de mon affectation. Après avoir fait mes bagages, j’avais pris la route du Gard. En arrivant sous le soleil du Sud, je n’avais pu m’empêcher de savourer ma chance, tout en songeant aux collègues du Nord qui tentaient de passer entre les gouttes. Et c’est empli d’une fierté teintée de naïveté que je m’étais présenté au commissaire Latour, personnage adorable et chaleureux.
Je plaisante bien sûr : le commissaire Jules Latour était imbuvable. Bourru, toujours de mauvaise humeur, prêt à mordre comme un pitbull, il m’a mené la vie dure, le bougre, et a d’emblée étouffé dans l’œuf mes velléités de grandeur.
1986... C’est aussi cette année-là que j’ai rencontré la femme de ma vie. Pour le meilleur et pour le pire.
C’était en juillet. Pétri d’orgueil, je plongeai dans ma première affaire avec la ferme intention de la résoudre d’un battement de cils. Quelle puérilité quand j’y repense ! Je me suis heurté à un mur de silence et de non-dits. Ce casse-tête m’a donné la migraine à m’en faire exploser les neurones.
Aujourd’hui encore, je reste prisonnier de mes doutes.
Avons-nous fait le bon choix ?
Ce matin, en me levant, j’ai ressenti le besoin de coucher sur le papier les curieux événements de cet été de feu. Lors de la fête du 14 Juillet qu’il organisait comme toujours dans sa belle propriété, Richard McMalone, acteur célèbre tant aux États-Unis qu’en France, fut assassiné dans son bureau, de trois balles dans le corps. Le château de Montlisieux fut le siège de bien des mystères, cette année-là.
Je vais vous livrer les faits, aussi précisément que possible. Ils sont marqués en moi au fer rouge. De toutes mes longues années de carrière, je n’ai eu à démêler pareil sac de nœuds. Et le tout dans une ambiance plus que pesante. J’aurais peut-être dû choisir le Nord, finalement. Non, je ne regrette rien. Les années qui suivirent furent les plus belles de ma vie.
Mais commençons par le commencement.
Ma rencontre avec le commissaire Jules Latour.
En ce début du mois de juillet, je me présentai devant la lourde porte en chêne, cette porte que j’appris vite à détester. La poignée était lustrée par l’usure des mains qui l’avaient étranglée. Je frappai et entrai dans la pièce, où une forte odeur de tabac me sauta aux narines. Au plafond, des néons poussiéreux et colonisés par de nombreux cadavres de mouches jetaient une lumière blafarde sur l’endroit. La persienne aux lamelles bais-sées rendait la pièce oppressante, ne laissant passer que de rares rais de clarté naturelle. Déposé sur une petite table, un ventilateur peinait à déplacer l’air ambiant si lourd qu’il semblait presque spongieux.
— Bonjour, commissaire. Je viens me présenter à vous : inspecteur Miller, dans les starting-blocks, prêt à suer sang et eau pour faire mes preuves.
— Inspecteur ? Tu n’es encore qu’un tout petit lieutenant à mes yeux. Et ce, pour quatre années encore.
— Je...
— Où sont les croissants ?
— Pardon ?
— Les trucs dorés pleins de beurre qui sortent de la boulangerie.
— Je sais ce que sont des croissants.
— Alors ?
Il me regarda par-dessus les verres de ses lunettes en demi-lune. Une vague d’incompréhension flotta quelques instants entre nous. Il soupira et reposa la liasse de feuilles qu’il était en train de lire.
— Donc, je vais chercher des croissants ?
Son silence me répondit. Puis il fit un geste qui résonnera à jamais en moi : il abattit ses deux grosses paluches sur son bureau qui trembla sous l’impact. Je sursautai avant de battre en retraite.
Quatre à quatre, je descendis les escaliers où six paires d’yeux se levèrent sur moi à l’unisson, accompagnés, juste en dessous, de sourires narquois.
— Pour tout le monde, les croissants !
Des rires gras fusèrent de toute part tandis que je sortais en baissant la tête, rouge de colère.
Bande d’abrutis. Merci pour l’accueil chaleureux et débordant de camaraderie fraternelle.
Je m’engouffrai dans la première boulangerie venue et, quelques instants plus tard, j’étais de retour avec deux gros sa-chets remplis de viennoiseries. Je faillis cracher sur les croissants, mais je me retins, in extremis.
— Ah, enfin ! C’est pas trop tôt.
Ils se précipitèrent en se poussant. J’avais débarqué chez des fous, pire que des mômes. Même dans les cours de récréation, on ne se permettait pas pareille cohue.
— Monte vite lui apporter trois croissants ou tu vas te faire tuer. Je te conseille aussi de remplir une grande tasse de café. Avec trois sucres, fit le plus âgé en montrant du menton l’inépuisable machine à caféine adossée au mur.
— Et du lait ? ironisai-je.
— Surtout pas ! Sauf si tu as des idées suicidaires. Il dit que le lait le fait grossir.
Des dingos, j’ai débarqué chez des dingos.
C’est ainsi que je me retrouvai, pour la deuxième fois, de-vant la lourde porte de son bureau, avec un enthousiasme plus que refroidi, des croissants en équilibre instable sur une assiette en carton et une tasse aux couleurs criardes qui m’échaudait la main.
— Ils viennent de chez Charlotte ?
— De la boulangerie du coin de la rue.
En quelques secondes, les croissants disparurent et le café fut englouti pour faire glisser le tout.
— Assieds-toi, ordonna-t-il en s’emparant d’une feuille dactylographiée posée devant lui.
Il émit un rot sonore, puis toussa pour s’éclaircir la gorge. L’odeur du café m’avait toujours retourné l’estomac et je peux dire que, ce jour-là, j’ai été plus que servi. Au bord de la nausée, je fus soumis aux questions en rafale du commissaire.
— Marié ?
— Non.
— Divorcé ?
— Non plus. Je n’ai que vingt-cinq ans.
— Et alors ? Des enfants ?
— Non.
— Une maîtresse ?
— J’ai eu une maîtresse que j’adorais en CP. Elle s’appelait Bénédicte. Elle était géniale. Je suis vite tombé amoureux d’elle, comme tous mes petits camarades de classe.
Il me regarda en levant un sourcil.
— Sorti deuxième de ta promotion, habile avec les armes, rapide sur le terrain. Il est aussi indiqué que tu as un cerveau.
— Content de l’apprendre, murmurai-je en tentant de réprimer la toupie qui s’entêtait à tournoyer dans mon ventre.
— Il est aussi mentionné que tu es une tête brûlée et que tu as eu quelques petits soucis avec l’autorité.
— Mais j’ai appris à fermer ma gueule, depuis.
— J’en suis sûr, répondit-il en envoyant valser la feuille de papier sur son bureau encombré.
Accoudé à sa table, il ôta ses lunettes et me fixa de longues minutes en croisant les doigts, sans rien dire. Je me suis toujours demandé ce qu’il avait bien pu voir en moi, ce jour-là. Un jeune blanc-bec croyant tout savoir du métier ? Un petit gars plein de morgue qui pensait être déjà arrivé au sommet de son art ? Sûrement. La faute en revenait à mes instructeurs qui avaient nourri d’éloges mon ambition démesurée. Avec le recul, et surtout l’expérience, je sais qu’il a bien fait de me remettre sur le droit chemin de l’humilité, ce jour-là, même si je l’ai longtemps haï pour cela.
Comme il me dévisageait sans vergogne, je profitai de l’occasion pour le détailler à mon tour.
La cinquantaine, grand, même assis, épais avec de larges épaules. Des mains énormes avec des ongles jaunis par le tabac, le coupable étant sans nul doute ce cigare qui se consumait à son aise sur le bord d’un cendrier publicitaire d’une célèbre marque de bière. Un ventre rebondi qui l’empêchait d’approcher plus près de son bureau en friche. Des yeux bleu acier qui semblaient n’avoir qu’un désir : vous transpercer de part en part. Son front dégarni et humide brillait sous la lumière sans vie des néons. D’un coup d’œil discret, je remerciai le ventilateur qui tentait de disperser les odeurs. Il n’était cependant pas assez vaillant pour empêcher la présence de deux belles auréoles sous les manches de sa chemise bleue.
Mais ce qui était le plus remarquable, chez ce personnage haut en couleur, était sans conteste cette énorme moustache grise où restaient accrochées quelques miettes de croissant, deux gouttes de café noir, ainsi que quelques reliques mystérieuses.
— Elle est belle, n’est-ce pas ?
— Pardon ?
— Ma moustache. Je vois que tu admires ma moustache.
— Oui, très jolie.
— Comme Hercule Poirot ! ajouta-t-il en roulant les extrémités de son joyau entre ses gros doigts.
Je me gardai bien de le contredire. Contrairement à celle du célèbre détective, sa moustache ne devait jamais avoir vu ni le peigne ni les ciseaux. Je dirais même qu’elle semblait contenir, au bas mot, les restes de trois jours de repas.
— Bon, que va-t-on faire de toi, mon gars ?
— À vous de voir.
— Cette question n’appelait pas de réponse. Va te dégoter un petit coin de table en bas et pose tes fesses sur une chaise. On va te trouver du boulot, mon gaillard.
Et du boulot, j’en ai eu, à la pelle. En une semaine, j’étais passé maître dans l’art de traiter les querelles de voisinage, les chiens égarés et les griefs en tout genre.
— Alors, vous allez faire quoi ?
— Le tapage nocturne ne commence pas à deux heures de l’après-midi, madame. Et vous me dites que ce chat miaule sans cesse. Un chat ne fait pas tant de bruit, ne croyez-vous pas ?
— Mais, c’est incroyable, ça ! On vient porter plainte et on n’est même pas écoutée. Je vous dis que ce chat va me rendre folle ! Vous devez faire quelque chose, il m’empêche de faire ma sieste !
— Un chat dort en moyenne seize heures par jour. Vous pourriez faire coïncider votre sieste avec ses horaires. Cela ne devrait pas être si compliqué.
— Et pourquoi ce serait à moi de m’adapter ?
— Parce qu’un chat fait en général ce qu’il veut, madame.
— Certainement pas ! Je veux qu’on lui coupe les cordes vocales ! En plus, il vient toujours faire ses besoins chez moi !
— Prenez garde. La maltraitance envers les animaux n’est pas punie par la loi, mais bien par le cœur des policiers. Et je me vois mal mettre un bouchon dans l’anus de cette pauvre bête.
— Je me demande bien à quoi on vous paie !
— Je me le demande aussi, murmurai-je en détournant les yeux.
La vieille dame se leva en pinçant les lèvres, me jeta un regard de fiel et s’en fut en secouant sa mise en plis verdâtre.
— Hé, le bleu ! Le commissaire t’appelle dans son bureau. Et fissa, lança un collègue en dévalant les escaliers de bois.
Dans mon tiroir, j’attrapai une liasse de feuilles agrafées entre elles, puis me levai avec l’entrain d’un cheval qu’on mène à l’abattoir. Je gravis d’un pas lourd les marches qui craquèrent sous mon poids.
— Alors, mon gars, tu te plais chez nous ?
— Follement.
— Où en est ton plan de secteur pour les contrôles d’alcoolémie du 14 juillet ?
— Le voici.
Je lui tendis mes feuillets. J’avais passé deux nuits entières à le composer.
— Où sont les chemins de campagne ?
— J’ai pris les axes principaux. Les effectifs ne seront déjà pas suffisants pour tous les couvrir.
— Ah, parce que toi, quand tu picoles, tu ne prends pas les petites routes ?
Je le dévisageai une seconde, déconcerté.
— Entre boire ou conduire, il faut choisir.
— À d’autres ! Bon, je t’ai convoqué pour te prévenir que, ce lundi, tu vas avoir l’insigne honneur de m’accompagner à la petite sauterie du 14 juillet chez le célèbre Richard McMalone. Il est temps que tu rencontres le gratin de la région.
— McMalone ? L’acteur ?
— Non, le gueux, répliqua-t-il aussitôt.
— Je ne fais pas le guignol avec les autres sur les routes, alors ?
Il me fixa droit dans les yeux, tira sur son cigare et m’envoya la fumée bleuâtre en plein visage. Mes yeux me brûlèrent. Bon, ce n’était pas encore aujourd’hui que j’allais le demander en mariage.
— Nous serons en service ?
— Toujours, mon gars. T’as un costume ?
— Je dois en avoir un qui traîne quelque part entre un vieux tutu rose et mon déguisement de Casimir.
Il me lança à nouveau son regard d’acier.
C’est qu’il pourrait mordre, l’animal.
— Sois prêt pour dix-huit heures tapantes.
— Je mets mes pantoufles de vair ?
J’eus encore droit à son œillade assassine. Et de trois. En général, je m’arrêtais à trois. J’étais courageux, mais pas suicidaire. Je me levai avant qu’il ne lui prenne l’envie de m’assigner une autre corvée sans intérêt. Car j’en étais sûr, s’il me demandait de l’accompagner à cette fête, c’est qu’il y avait anguille sous roche. Je m’imaginais déjà me morfondre des heures durant, forcé à écouter ses babillages insipides et à le voir me ridiculiser devant son large public. Mais je dois bien admettre aujourd’hui que je me trompais lourdement.

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